L’agritourisme, voyage et clash en ferme inconnue
Depuis plusieurs années, le nombre de touristes en vacances chez des agriculteur·rices est en hausse dans le Jura. Mais les exploitant·es sont parfois désarmé·es face aux questions et aux critiques des citadin·es sur leur manière de cultiver ou de traiter les animaux.
Quand il y repense, le regard de Gilles Tonnaire s’assombrit. « Ah tu lui racontes l’histoire avec la vegan ? », devine Marie-Claude, sa femme. Le plateau de meringues et le café déposés sur la grande table en bois, elle tranche : « De toute façon, les vegans c’est fini, je n’en veux plus chez moi. ». Le sanglier et le chamois, dont les têtes sont accrochées au mur, restent bouche cousue.
Car, il y a quelque temps, la bucolique rencontre entre agriculteur·rices et vacancier·ères a tourné au règlement de compte. Au traditionnel dîner en table d’hôtes, le sujet de la condition animale s’est glissé entre le veau aux morilles et la tarte aux pommes. Ballonnements garantis. Le ton est monté et une touriste vegan a accusé Gilles d’être un « assassin ».
Une insulte intolérable pour l’homme de 66 ans. « Je lui ai dit ‘Voilà, l’escalier est là, vous avez deux minutes pour sortir’ », raconte l’éleveur laitier en désignant de sa main cornée la baie vitrée du salon surplombant la vallée où broutent ses vaches. Fâchée, l’invitée a fini par plier ses bagages et quitter la ferme.
Cela fait plus de trente ans que Gilles et Marie-Claude ont ouvert des gîtes sur leur exploitation. Mais depuis plusieurs années, les touristes leur posent davantage de questions, et osent parfois des reproches, sur leurs manières de cultiver ou de traiter les animaux – même si les incidents restent exceptionnels. Des critiques sur l’utilisation d’antibiotiques à celles sur les désherbants chimiques, Gilles Tonnaire répond en suivant son instinct : « J’ai tendance à les provoquer, pour tenter de débattre avec eux. On va dire que je surfe sur leur connerie. »
Un franc-parler qui ne semble pas repousser les vacancier·ères. Avec l’impossibilité de partir à l’étranger l’année dernière pour cause de pandémie mondiale, la fréquentation a augmenté de 20% dans le Jura, selon le Comité régional du tourisme. Une hausse qui a profité à l’agritourisme, de nombreux estivant·es souhaitant se rapprocher de la nature après des mois de confinement enfermé·es dans des appartements en ville. « Ça correspond à de nouvelles attentes, assure Jean-Pascal Chopard, directeur du Comité du tourisme du Jura. Les gens veulent du contact, découvrir le métier d’agriculteur et être au plus près des animaux. On mise clairement sur le développement de ce type d’offres à l’avenir. »
Une envie de grands espaces qu’Aline Burri constate tous les jours. Les mains trempées de lait après la traite des vaches, elle tente d’attraper son téléphone coincé dans sa combinaison verte. « J’ai au moins dix demandes de location par jour. Honnêtement je trouve presque que c’est trop », souffle-t-elle en montrant la liste des mails reçus en quelques heures.
A 50 ans, cette femme énergique au regard rieur se lève chaque matin à 6h pour nourrir vaches, veaux et cochons. Quelques heures plus tard, c’est le tour des touristes, qu’elle bichonne tout autant. Ce matin, elle rend visite à Léa et Thiebault, deux jeunes ingénieur·es venu·es passer une semaine dans la région avec un groupe d’ami·es. « Je voulais vous dire, la viande était trop bonne hier. J’essaye de ne plus en manger normalement, mais là, c’était vraiment incroyable », s’émerveille la Strasbourgeoise de 26 ans. Aline répond par un sourire. En repartant vers la ferme, c’est Thiebault qui la rattrape en courant, deux bouteilles de verre vides brinquebalant entre les bras. « Je voulais savoir si je pouvais ravoir un peu de lait, j’ai déjà tout bu », s’excuse le jeune homme.
C’est pour cette reconnaissance du savoir-faire paysan et pour faire découvrir sa passion qu’Aline a décidé d’ouvrir sa ferme au public. Elle n’a jamais eu de véritable problème avec les touristes, mais reconnaît qu’ils et elles font parfois des remarques « étranges ou déplacées ». « Il y a vraiment un décalage impressionnant entre eux et nous, franchement, c’est flippant », confie-t-elle, pensive.
De toute façon, elle ne pourrait pas supporter qu’on l’accuse de maltraiter ses bêtes. « J’ai été élevée avec des petits enfants… enfin des petits veaux”, s’emmêle l’agricultrice, bataillant avec un bovin vieux de seulement quelques heures pour réussir à le faire téter au biberon. Pour elle, chaque départ à l’abattoir est un crève-cœur. Impossible d’aller voir les veaux la veille. Trop dur. « J’ai tout le temps peur qu’une maladie arrive et qu’on doive abattre tout le troupeau, craque Aline, des larmes ruisselant sur les joues. C’est arrivé à des gens qu’on connait avec la vache folle. J’y pense tout le temps ». Elle a du mal à s’arrêter de pleurer. “Je ne sais pas ce que je ferais si ça arrivait. Je ne suis pas sûre que je pourrais m’en remettre. »
Cette peur d’être jugé·e ou incompris·e dissuaderait beaucoup de professionnel·les d’ouvrir leurs portes, selon Pierre Denonfoux. A 26 ans, cela fait déjà six ans que cet agriculteur a rejoint la ferme de son oncle et sa tante. L’agritourisme ne les intéresse pas. Trop peur d’encaisser des coups. « Cela peut paraître cliché, mais la majorité des agriculteurs n’est pas très à l’aise à l’oral, et c’est un monde assez fermé”, justifie le jeune homme, juché sur son tracteur au milieu des champs de céréales destinées à nourrir ses vaches. Les tensions sont exacerbées, selon lui, par la mauvaise image dont souffre parfois l’agriculture : « Des exploitants ont peur des vidéos de L214, d’autres de ne pas savoir comment expliquer la manière dont ils travaillent et pourquoi ils le font.”
Certains tentent alors de prendre la vache par les cornes. « On nous demande souvent pourquoi on coupe les cornes de nos bêtes, explique Sylvie Michaud, élue à la Chambre d’agriculture du Jura, encerclée par une dizaine de montbéliardes, des bestiaux pouvant dépasser les 700 kg. Eh bien, quand on leur dit que ça ne leur fait pas mal et que ça évite qu’elles se blessent entre elles ou qu’elles nous blessent nous, les gens comprennent tout de suite ». Pour cette Jurassienne de 57 ans, référente locale de Bienvenue à la ferme (une des deux plus importantes plateformes d’agritourisme en France), il suffit de prendre le temps de discuter.
C’est ce dialogue, cet échange, qui a convaincu Alain Denis. Avec sa femme, ils ont fait 577 km, depuis Tours, pour retrouver leurs petits-enfants et passer l’Ascension dans le gîte de Sylvie. « L’agriculture est un mot auquel on associe des préjugés, reconnaît ce romancier de 74 ans, légèrement aveuglé par le doux soleil printanier. Il faut savoir leur rendre hommage et les soutenir en venant les rencontrer”. Pour lui, l’agritourisme est aussi un moyen d’éveiller les plus jeunes et d’améliorer la communication à l’avenir : “Les animaux, la traite des vaches, la vie paysanne… Toutes ces découvertes, mes petits-enfants s’en souviendront longtemps.”