Ils rêvent d’un grand cru de Paris
Depuis 2020, les vigneron·nes francilien·nes sont autorisé·es à commercialiser des bouteilles sous l’appellation « IGP Île-de-France ». Une opportunité qui attire de nouveaux profils d’entrepreneur·ses dans une région qui renoue avec une tradition viticole ancestrale.
Bruno Lafont s’affaire entre ses plants de vignes. Il contrôle ses ceps, tel un instituteur se faufilant entre les rangs pour surveiller ses élèves. Chaque pousse récolte une réflexion du vigneron francilien : « C’est joli ça », « Voilà une belle baguette ! », « Toi, t’es totalement cramé… ». Bruno bichonne son hectare de vignes depuis 2017. À 70 ans, il est l’un des premier·ères vigneron·nes professionnel·les d’Île-de-France. Ses premières bouteilles de pinot noir sont prévues pour 2022.
Rares sont ceux qui peuvent se targuer d’avoir une retraite aussi remplie que la sienne. Originaire du Sud-Ouest mais sans aucune expérience viticole, Bruno s’est lancé dans le vin après une longue carrière de chef d’entreprise et d’élu municipal. Ses vingt années à la tête de deux firmes de panneaux publicitaires lui ont appris à diriger. Ses dix années passées aux côtés du maire DVD (Divers droite) du Chesnay (Yvelines), Philippe Brillault, lui ont quant à elles enseigné l’éloquence.
Accoudé au comptoir de sa cuisine américaine, le retraité narre dans les moindres détails les étapes de sa vie. Rien ne laissait penser qu’il finirait sa vie dans les vignes. « Il fallait être inconscient pour se lancer là-dedans, mais je n’ai peur de rien », assure le néo-vigneron.
Féru d’équitation, il faisait du cheval avec sa femme au Heaulme, une commune du Val-d’Oise, quand il a découvert le Clos Ferout en 2010. Il est tombé amoureux de la maison en briques, de la bergerie, des paddocks et de ses sept chevaux, du poulailler et du chêne majestueux vieux de 400 ans. Ce paradis au cœur du parc naturel du Vexin français, c’est maintenant son « home », comme il s’amuse à l’appeler.
En admirant le coteau de deux hectares au bout du vaste terrain, il s’est rêvé viticulteur. « Ce ne serait pas con si je plantais des vignes ! », se remémore-t-il, ses mains rugueuses sur les hanches. Bruno aurait pu adhérer à une association viticole et passer ses dimanches dans les vignes, comme de nombreux·ses retraité·es désireux·ses de toucher au vin. Mais « quand je m’engage, je m’engage à fond », claironne-t-il. Pour cet ancien dirigeant d’entreprise, il n’était pas question de rester amateur. Il a pensé aux vignes qu’il pourrait planter, au vin qu’il pourrait mettre en bouteille, à la filière viticole francilienne qu’il pourrait raviver.
L’Île-de-France était historiquement la première terre viticole du pays, avant que le phylloxera et la Première Guerre mondiale ne déciment les vignes de la région. La concurrence des vins du Sud a fini par faire oublier ceux d’Île-de-France. Jusqu’en 2016, il était interdit de planter de nouvelles vignes dans la région, considérée comme non-viticole. Grâce à la persévérance du Syndicat des vignerons d’Île-de-France (SYVIF), le vin francilien a obtenu l’Indication Géographique Protégée (IGP) Île-de-France en mai 2020. « Ce combat a occupé une partie de ma vie depuis 1999 », raconte Patrice Bersac, président du SYVIF et très bon ami de Bruno. « J’ai entendu parler de Bruno Lafont par les journaux. Tous les nouveaux vignerons qui s’installent dans la région sont de sa trempe. Tous ont cette dynamique de l’esprit d’entreprise, que l’âge n’arrête pas », poursuit-il, aux premières loges de la renaissance de la filière viticole francilienne.
Nombreux·es sont les néo-viticulteur·trices qui sont venu·es planter dans la région suite à l’autorisation de 2016. Le but ? Commercialiser leur vin grâce à l’obtention de l’appellation « IGP Île-de-France ». « Avec 80 millions de visiteurs étrangers en France, vous vous rendez compte de l’impact que peut avoir un vin de qualité d’Île-de-France ? », s’enthousiasme Bruno Lafont, qui se définit comme « un homme de marketing ». Quatre domaines professionnels franciliens pourront vendre leur vin d’ici à la fin 2021. Ces vignobles produiront 145 000 bouteilles IGP Île-de-France. Bruno aurait dû en faire partie. Mais lors de la sécheresse de l’été 2020, il a mal traité ses ceps. « Une erreur de débutant », reconnaît-il volontiers.
Si l’histoire du vin francilien a perduré jusqu’en 2016, c’est grâce au travail d’associations viticoles amatrices et d’initiatives communales. C’est ce que Patrice Bersac, président du SYVIF, a appelé « les vignes patrimoniales ». « C’était le terme le plus représentatif de ce que nous faisions quand nous n’avions pas le droit de vendre nos bouteilles », commente-t-il. Maintenant qu’il est possible de commercialiser des bouteilles d’Île-de-France, les vignes patrimoniales paraissent bien modestes par rapport aux domaines professionnels. Gérées par des amateur·trice·s, les associations viticoles ne peuvent vendre leurs bouteilles et manquent de moyens. Pour planter un hectare, il faut compter 30 000 euros, à quoi s’ajoutent 10 000 euros par an pour l’entretien des vignes. Créer son vignoble est un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre.
À Beynes, dans les Yvelines, Jean-François Kervern – « appelez moi JFK » – est le président de l’Association des Vignerons de Beynes. L’organisation existe depuis 2002 et perdure grâce aux cotisations des adhérent·e·s. Située au bout d’un chemin sinueux où les voitures peinent à s’aventurer, l’ancien salarié de Vinci se met à l’abri près du chai. Il vient deux à trois fois par semaine pour s’occuper des vignes. « On n’a pas le droit de vendre notre vin. C’est pour l’apéritif, pour les fêtes du village ou pour les Restos du Cœur », expose le retraité, serrant fièrement une bouteille de chardonnay contre sa poitrine.
Jean-François Kervern est lucide : les vignes patrimoniales et les vignes professionnelles n’ont rien à voir. « Ce n’est pas notre métier. Nous, c’est la tradition, concède-t-il, s’avançant dans ses vignes, on vient ici pour prendre du plaisir. » Jean-François s’accroupit pour saisir un ceps en mauvaise forme : « Voyez, chacun taille à sa manière ! On a parfois des surprises, mais c’est ça que j’aime. » Il s’aide de deux tuteurs pour se relever. « En face, c’est Davron et le domaine professionnel de la Bouche du Roi », lance Jean-François Kervern, montrant le coteau voisin.
La Bouche du Roi et le Clos Ferout, le vignoble de Bruno Lafont, sont nés en même temps. Deux vignobles professionnels aux modèles bien différents. En 2017, trois jeunes Bordelais de 30 à 35 ans décident de venir s’installer en Île-de-France pour créer un vignoble au pied de la plaine de Versailles, à Davron (Yvelines). Bruno a tenté de sympathiser avec eux. « Quand j’ai vu qu’on avait planté en même temps, je les ai directement appelés ! Ils n’étaient pas très agréables », affirme le retraité, qui dit s’être fait à l’idée. Il n’est « pas dans le même monde » que les trois jeunes Bordelais. « Eux, ils veulent se faire de l’argent avec du vin de Paris. C’est une entreprise capitalistique », poursuit-il.
Bien que Bruno Lafont professionnalise lui aussi sa pratique, il fait pâle figure face au domaine de la Bouche du Roi. Le vignoble versaillais gère 23 hectares pour six cépages. Il pourra produire jusqu’à 115 000 bouteilles de vin chaque année. Bruno ne possède qu’un hectare – de quoi produire 6 000 bouteilles pour le moment. « Des vignes comme les miennes dans le sud-ouest ou en Bourgogne, ce n’est pas viable », énonce-t-il, comparant sa « toute petite exploitation » aux vignobles du sud, dont la surface moyenne est de 17 hectares.
À Davron, on reconnaît que les ambitions ne sont pas les mêmes. Julien Brustis, 30 ans et titulaire d’un diplôme national d’œnologie de Bordeaux, est l’un des fondateurs du domaine de la Bouche du Roi. Il a travaillé durant de nombreuses années dans différents vignobles autour du monde, notamment en Californie. Pour lui, le vin est un « projet de vie ». « Nous, ce n’est pas une retraite détente », fait-il valoir, évoquant des domaines comme celui de Bruno Lafont. « Nous avons de réelles ambitions quantitatives pour recréer le vignoble francilien », assure Julien Brustis.
Pour Patrice Bersac, fer de lance de ce renouveau au sein du Syndicat des vignerons d’Île-de-France, le plus important est « le développement harmonieux d’une filière viticole où tout le monde trouve sa place et se respecte. » Il s’agit de tendre la main aux vignes patrimoniales qui voudraient passer professionnelles et d’accompagner les néo-vigneron·nes désireux·ses de s’installer dans la région. Reste pour le moment une inconnue : le prix des bouteilles franciliennes. Le chardonnay de la Bouche du Roi coûte, pour le moment, 23 euros. Mais Bruno Lafont est convaincu qu’un bon vin d’Île-de-France vaudra plus cher : « Si on fait du bon vin, il ne sera pas vendu à 20 euros, mais à 100 euros ! »