Réussir à cohabiter, le défi des éco-villages
Préoccupé·es par l’écologie, des citoyen·nes se réunissent pour vivre ensemble en harmonie avec la nature. Une colocation qui, sans efforts ni cadre pour maintenir une bonne entente, peut parfois devenir houleuse.
« Vous entrez dans le village du Bel Air, un lieu de vie collectif ». Derrière ce panneau, planté sur une départementale en plein cœur de la Bretagne à Priziac (Morbihan), rien à l’horizon hormis une forêt dense et un long chemin de terre. Au bout, un hameau se découvre et avec lui, ses huit habitant·es. Âgé·es de 23 à 37 ans, Tatiana, Jesse, Anouk ou Arnaud sont devenus ami·es à la faculté, pendant des voyages ou grâce à des projets associatifs. Ensemble, ils et elles ont pris possession d’un terrain de quinze hectares deux ans plus tôt, avec un objectif : fonder un éco-village, autour d’un mode de vie plus respectueux de la nature.
Pour y parvenir, tous les outils et installations du village ont été mutualisés. Potager, cuisine, voitures, machine à laver, mezzanine… Tout, sauf les logements. Chaque résident·e vit dans un habitat léger et limité : cabane, caravane, dôme… Jesse Robert, lui, a choisi la yourte. À 27 ans, il a troqué la blouse blanche d’interne pour une salopette tachée de terre et d’herbe. Deux années avant la fin de ses études, le jeune homme à la barbe touffue a délaissé son ambition de devenir médecin généraliste pour se consacrer entièrement au village. « Dès le départ, on voulait vivre tous·tes ensemble, souligne-t-il. Une vraie et pure cohabitation, pas une colocation ordinaire. »
« C’est vraiment ce besoin social qui motive la création de lieux collectifs », constate Gabrielle Paoli, directrice adjointe d’Oasis, qui soutient ce type d’initiatives avec des formations et des prêts financiers. Depuis 2015, la coopérative a accompagné près de 300 projets. « Avec la crise sanitaire, ils sont de plus en plus nombreux », souligne Gabrielle Paoli. Mais tous n’aboutiront pas. Selon la directrice adjointe, « la raison principale n’est ni financière ni juridique, elle est humaine. Souvent, ce sont les conflits collectifs qui empêchent l’aboutissement des éco-villages. »
Amans G., 43 ans, en a fait les frais. Avec son ex-compagne et un groupe d’ami·es, il a fondé l’Aronde, en 2013, une association dont le projet est de construire un lieu communautaire respectueux de l’environnement. Six ans après l’achat du terrain de plus d’un hectare, situé à Languédias (Côtes-d’Armor), les progrès sont légers. La nature reprend ses droits, les herbes hautes sont partout. Du matériel de construction, des palettes, des planches et des outils traînent près des fondations d’une auberge posées un an plus tôt. Seule une habitation en paille, recouverte d’une bâche, est achevée, sans pour autant être aménagée. Claquettes-chaussettes blanches, jean… Amans n’a pas enfilé sa tenue de chantier aujourd’hui. Cet après-midi, il est venu faire le point sur l’avenir de l’Aronde. La réunion se déroule avec Laura, hébergée sur la parcelle pendant six mois, en échange de quelques coups de main.
Pour Amans, l’objectif principal, vivre ensemble, n’a jamais été atteint. « Pendant les chantiers, on vivait sur le terrain. Mais concrètement, cela n’a jamais duré plus d’une semaine », regrette-t-il, plongeant sa main dans ses cheveux coiffés en queue-de-cheval. La faute aux divergences entre les membres de l’association. « Ne pas se sentir seul, fumer des pétards, adopter un mode de vie plus écolo… Tout le monde voulait vivre en collectif mais pas pour les mêmes raisons », confie Amans. Ces priorités divergentes étaient sources de nombreuses disputes. Amans a alors vu défiler trois collectifs différents en huit ans, dissous l’un après l’autre en raison de conflits similaires.
Jean-Luc Toullec connaît le problème. Avec sa femme et cinq autres couples de quinquagénaires, il s’est installé en 2016 à La Bigotière, une ancienne ferme de quatre hectares située à Epiniac (Ille-et-Vilaine). « Des pleurs, des tensions, des grincements de dents, il y en a », avoue-t-il en ajustant ses lunettes ovales.
Pour gérer ces conflits, tous les habitant·es de La Bigotière se réunissent un dimanche par mois. « L’objectif est de décider ensemble, mais aussi de prendre soin du collectif », explique Isabelle Hétier, une résidente de 57 ans. « On vérifie que tout va bien, on dit ce qui nous pèse », décrit Jean-Luc Toullec. Une autre manière de maintenir une bonne entente : ce qu’ils et elles appellent les « voyages d’études ». Les quinquagénaires se sont rendus en Dordogne et en Ardèche pour observer des initiatives similaires à leur projet. « Ces virées resserrent les liens et nous rappellent pourquoi nous avons décidé d’habiter ensemble », note Jean-Luc Toullec.
Malgré tout, les points de vue sont parfois irréconciliables. Trois ans après avoir emménagé, un couple d’ami·es à l’origine du projet a décidé de déménager. « On souhaitait développer les activités du site comme la boulangerie, alors qu’ils préféraient investir dans l’aménagement des logements », explique Jean-Luc Toullec d’un ton grave. On l’a vécu comme une rupture. Aujourd’hui, c’est difficile de recréer du lien avec ces ami·es. »
L’éco-village du Bel Air de Priziac a lui aussi connu une vague de départs à l’automne dernier. Séparation de couples, envie d’ailleurs, visions divergeantes… Les raisons sont multiples. Pour conserver de bonnes relations, les habitant·es misent sur la communication bienveillante. « Ici, on peut s’exprimer sans se faire rabaisser ou insulter. Ce n’était pas forcément le cas dans les autres éco-villages où j’ai vécu », indique Arnaud Le Couevic, 35 ans, qui a essayé de nombreux lieux similaires avant de s’installer au Bel Air.
Tout partager, jusqu’à même l’argent
Toutes les deux semaines, des « souples » sont organisés. « C’est une référence aux thérapies de couples, précise Jesse Robert, fier du jeu de mot. Ce sont des discussions à plusieurs dans un cadre très ouvert. » À ses yeux, ces réunions sont indispensables. « Il y a parfois de la tension dans l’air, mais c’est normal. Ensemble, on partage tellement de choses : les activités, les projets de vie, et même l’argent. »
Le côté « souple » vaut aussi pour l’aspect financier. « Pas question d’imposer des loyers ! », balaie Jesse d’un revers de la main. Résultat : chaque habitant·e contribue librement. « Je peux verser tout mon salaire comme je peux ne rien donner, détaille-t-il. Et il n’y a pas de jugement à l’égard de celui qui ne contribue pas. » L’argent est ensuite à disposition de tous·tes. « Si je veux partir en voyage, je peux piocher dans l’argent de l’association sans me justifier ». Un système qui semble porter ses fruits. Pendant quelques mois, les caisses du Bel Air étaient modestes, en raison de départs. Aujourd’hui, le village retrouve une bonne santé économique, notamment grâce à un prêt participatif d’un montant de 200 000 euros.
À 150 kilomètres de là, à la ferme de La Bigotière, l’approche des quinquagénaires qui l’habitent est différente : pour avoir droit à la redistribution, il est obligatoire de contribuer. « On a également un compte commun où on met tous·tes un peu d’argent pour payer les fêtes », ajoute Isabelle. Avant la crise sanitaire, La Bigotière organisait régulièrement des « soirées tartines ». Le principe : inviter les voisin·es à se rencontrer autour de toasts et de musique. Derrière ces événements, les habitant·es cherchent à construire un réseau de confiance avec les riverain·es. Un gage de survie pour l’aventure collective.
« C’est important d’être en bonne relation avec les voisin·es ou la mairie. Au moindre souci, ils et elles peuvent nous mettre des bâtons dans les roues », constate Amans. Il parle d’expérience. L’automne dernier, à L’Aronde, le toit d’un habitat en paille a été installé en hâte. « Il fallait le poser au plus vite car ce matériau ne résiste pas à la pluie, raconte-t-il, mais nous n’avions pas encore obtenu le permis de construire. » Après avoir constaté l’illégalité, la mairie a interrompu le chantier. Pour autant, l’Aronde entretient une bonne relation avec la municipalité.
Du côté de Priziac (Morbihan), où le Bel Air est installé, le maire Dominique Le Niniven considère que l’éco-village est un avantage pour la commune : « Ses habitant·es dynamisent la ville avec des idées nouvelles, cela attire la curiosité. ». Cet après-midi, Marion Plouzennec, 29 ans et bénévole de l’AlterTour, est venue découvrir le Bel Air. Elle est l’organisatrice d’un circuit à vélo dans l’ouest de la France, qui part à la découverte des initiatives écologiques. Elle aimerait bien faire étape au Bel Air. « T’imagines ? 60 participant·es vont débarquer sur ton terrain, s’exclame Marion Plouzennec. « Ça va être incroyable ! », répond Jesse Robert, tout sourire.
Régulièrement, des personnes extérieures sont accueillies au Bel Air, pour des journées de méditation, des formations à la permaculture… et même des séjours d’immersion. Le principe : expérimenter le mode de vie d’un·e habitant·e le temps d’une semaine. Une expérience qui porte ses fruits selon Jesse Robert : « Lors du dernier séjour en avril, les dix participant·es avaient demandé à rejoindre le village. » Depuis une vague de départs en automne dernier, le Bel Air n’accepte pas de nouveaux·elles habitant·es. Une position qui pourrait changer, mais le processus d’intégration des nouveaux·elles habitant·es sera long. « On se laisse au moins un an de vie commune pour décider. Le temps d’être certain que l’on puisse cohabiter. »