À Gouville-sur-Mer, des solutions pour faire barrage à la Manche
Depuis une dizaine d’années, la côte Ouest du département de la Manche est attaquée par des tempêtes de plus en plus violentes. En érodant le littoral, la mer menace directement l’activité touristique et ostréicole du secteur.
Sur la plage de Gouville-sur-Mer, dans le département de la Manche, nombreux sont les promeneur·euses venu·es profiter lors de l’Ascension de leur premier grand week-end depuis le déconfinement. Une vingtaine de camping-cars a investi le parking qui leur est réservé. Une crêpe à la main, on arpente les quelques kilomètres de cette côte typiquement normande, entre petites cabanes colorées, phare juché au beau milieu de la mer et tables à huîtres découvertes par la marée. La carte postale serait parfaite, si un détail ne venait pas sauter aux yeux des habitué·es : depuis 2019, la dune a presque totalement disparu. À la place, un monticule de rochers et quelques sacs plastiques géants remplis de sable et d’eau, destinés à freiner la marée.
Si la Manche a toujours vu son littoral se modifier au gré des tempêtes et des marées, tout s’est accéléré ces dernières années sur sa partie Ouest, dans le Cotentin. Gouville-sur-Mer, village de 3 000 habitants ne fait pas exception. Depuis 1992, le trait de côte y a reculé par endroits de 50 mètres, selon les observations du Centre de Recherches en Environnement Côtier (CREC) de Caen. Le phénomène s’est accéléré entre 2019 et 2020, avec un recul de près de 13 mètres. Les collectivités sonnent l’alerte : si l’érosion se poursuit au même rythme, d’ici quelques années, l’eau pourrait engloutir la totalité du cordon dunaire.
La situation inquiète particulièrement Luc Catherine, directeur du camping la Belle Étoile. Il y a onze ans, cet Avranchais a racheté, avec son épouse, l’ancien terrain de camping municipal. Une affaire en or : situé à quelques mètres de la plage, les 150 mobile-homes, le restaurant et la piscine ont tout pour attirer les touristes. Mais l’effacement rapide de la dune menace l’étroite route qui dessert le terrain. « En achetant en bord de mer, on savait qu’il y avait un risque, mais on ne pouvait pas imaginer que ce serait aussi imminent », explique le gérant, inquiet.
Désormais, Luc Catherine et son épouse le savent : à terme, ils devront déplacer leurs mobile-homes plus loin dans les terres. Une perspective difficile à accepter. « On s’est installés ici parce qu’on avait un accès direct à la mer, soupire le gérant. Si on recule le camping de 5 km, il faudra qu’on réfléchisse à construire de nouvelles infrastructures pour attirer les touristes, et ça va nous coûter cher. » En attendant, le camping est à l’arrêt : « L’accueil aurait besoin de travaux, mais on ne fait plus rien, par peur de devoir déménager ».
Le camping La Belle Étoile n’est pas la seule structure menacée par l’érosion du littoral à Gouville-sur-Mer. Le poste de secours, les restaurants et différentes habitations situées sous le niveau de la mer risquent de connaître le même sort. La zone ostréicole inquiète particulièrement les autorités. Située à l’arrière du camping, à quelques mètres à peine de ce qui reste du cordon dunaire, une vingtaine de hangars constituent l’une des principales sources de revenu du secteur. La Manche, réputée pour ses grandes marées, abrite de nombreuses productions ostréicoles. À Gouville-sur-Mer, les tables à huîtres s’étendent à perte de vue. L’incessant ballet des tracteurs transportant les coquillages fait désormais entièrement partie du paysage. En 2017, la ville s’est même auto-proclamée « capitale de l’huître en pleine mer ». Pourtant, située sous le niveau de l’eau, la zone ostréicole construite il y a une dizaine d’années est désormais menacée d’inondation en cas de trop forte tempête.
Yann Lecouillard fait partie de la deuxième génération d’ostréiculteurs·trices implanté·es à Gouville-sur-Mer. Plusieurs fois par jour, il fait l’aller-retour entre ses différents parcs à huîtres, découverts à marée basse, et son hangar, d’où il expédie sa récolte. Des produits dont il est fier, et qu’il vend ensuite sur les marchés ou à de grandes enseignes. « Quand j’ai commencé ce métier, on avait surtout peur d’un accident pétrolier, que la pollution nous empêche de travailler ». Aujourd’hui, le métier de Yann est menacé pour une toute autre raison. En quelques années, il a vu la côte se métamorphoser. « Quand j’étais petit, je venais jouer sur cette plage. Et le caillou qu’on voit là-bas ne dépassait que d’une dizaine de centimètres du sable », déplore-t-il en pointant du doigt un rocher. La mer a nettoyé le sable qui le recouvrait et il mesure aujourd’hui près de deux mètres.
Même s’il ne s’attend pas à retrouver son hangar sous l’eau dans les prochains mois, Yann sait que, tôt ou tard, son activité sera délocalisée plus loin dans les terres. Mais déménager à plusieurs kilomètres de la mer n’aurait pas de sens pour l’ostréiculteur : « Être loin du littoral va considérablement compliquer les choses pour nous. Il faudra amener de l’eau de mer pour les bassins dans lesquels on plonge les huîtres, mais aussi revoir la circulation pour permettre à nos tracteurs de faire des allers-retours sans gêner le trafic. »
Faut-il adapter ou délocaliser les activités du bord de mer ? La question est devenue un véritable casse-tête pour les élu·es du secteur. À Gouville, les maires successifs·ves se concentraient jusqu’alors sur des solutions d’urgence mise en œuvre au coup par coup : pieux en bois pour tenter de casser les vagues, fines barricades empêchant les promeneurs·euses de monter sur les dunes, rechargement en sable du trait de côte… Le littoral gouvillais fait aussi figure de lieu d’expérimentation de solutions plus durables. En 2017, la municipalité a mis en place des géotubes, gigantesques sacs en textile synthétique remplis de sable, ayant pour objectif de maintenir la dune en place. « Les géotubes ont fait leur travail. Même s’ils bougent à certains endroits, ils arrêtent bien le sable », se félicite François Legras, maire de Gouville. Même constat du côté du CREC de l’université de Caen, qui estime dans un rapport que les géotubes ont globalement contribué à « limiter » le recul du trait de côte, sans toutefois l’empêcher totalement.
Des dispositifs qui ne suffiront pas à terme à endiguer l’érosion, la mairie en est bien consciente. Elle aimerait désormais passer à la vitesse supérieure avec la mise en place d’un enrochement sur un kilomètre de côte. Pour le moment, seules quelques zones sensibles comme le camping ou le poste de secours ont pu bénéficier de ce dispositif, efficace dans le temps et qui semble faire ses preuves. Mais un enrochement total modifierait définitivement le paysage de Gouville. Pour Joël Bellenfant, de l’association Manche Nature, il n’en est pas question. Selon lui, en plus d’avoir un impact négatif sur la faune et la flore locale, cette solution n’en serait pas vraiment une : « La mer n’aime pas être contrainte. Quand on fait un enrochement, cela produit un effet sur les marées en amont et en aval. Concrètement, la répercussion va se faire ailleurs. »
Selon l’écologiste, cette solution serait d’autant plus inutile que la cause principale de l’érosion du littoral viendrait de l’ensablement des havres, ces estuaires situés à l’arrière du cordon dunaire, typiques des paysages du Cotentin. Recouverts d’eau à marée haute, ils « permettent à la mer de s’engouffrer dans la terre et de taper de façon moins brutale sur le reste de la côte », explique Dominique Dujardin, président de l’association Gouvillaise Le Trait de Côte. Ces havres garantissent historiquement une bonne répartition de la puissance des marées, en agissant comme une cuvette dans laquelle l’eau de mer s’engouffre à marée haute. Mais depuis la construction d’une route touristique il y a une cinquantaine d’années, les havres ne remplissent plus leur fonction. En effet, la route agit désormais comme une digue et empêche l’eau de mer de s’y engouffrer. Un problème souligné par la plupart des Gouvillais·es.
En attendant de trouver une solution à ce problème, il a bien fallu protéger la côte. En 2019, suite à d’importantes tempêtes, la mairie de Gouville avait pris la décision de déposer plusieurs tonnes de rochers au niveau des zones les plus exposées de la côte. « La dune avait sauté à plusieurs endroits, notamment devant les campings, alors on a réalisé ces travaux d’urgence », se souvient Béatrice Gosselin, qui était alors maire de Gouville. Mais la plage ne relevant pas de la compétence de la commune, la mairie a depuis été assignée devant le Tribunal Administratif pour « contravention de grande voirie ». En effet, Béatrice Gosselin, devenue depuis sénatrice (LR) de la Manche, a refusé de retirer les enrochements malgré une requête de la préfecture.
Afin de peser davantage face à l’État, la commune a choisi, en novembre 2020, de joindre ses efforts à ceux de Blainville-sur-Mer et d’Agon-Coutainville, confrontées aux mêmes problématiques. « Le principe, c’est d’arrêter les travaux d’urgence pour réfléchir à une situation globale, qui ait du sens au niveau du territoire » explique Louis Teyssier, ancien conchyliculteur élu maire (sans étiquette) de Blainville en 2020. Ensemble, les trois communes ont mis en place un Plan Partenarial d’Aménagement, proposé à l’État et à la communauté de communes Coutances Mer et bocage. Les mesures proposées devraient être lancées au plus tard à l’été 2022. Parmi elles, la mise en place de digues pour stopper les vagues et la relocalisation durable des activités du littoral, dans l’optique de concilier les logiques de court et de moyen terme.