Ces scientifiques du plateau de Saclay qui refusent d’être enclavé·e·s
Sorti de terre au milieu des champs, le pôle scientifique et technologique de Paris-Saclay devrait accueillir 70 000 scientifiques, étudiant·e·s et employé·e·s d’entreprises en 2025. Bus bondés, embouteillages… certain·e·s comptent sur la ligne 18 du Grand Paris Express, prévue pour 2026, pour faciliter l’accès au plateau. D’autres la voient comme une menace pour les terres agricoles, parmi les plus fertiles de France. Pour désenclaver le campus, ils et elles tentent de créer des passerelles avec les agriculteurs·trices.
En voiture, il faut d’abord longer une départementale bordée de pavillons aux jardins bien entretenus. Après quelques minutes de montée dans la forêt, les arbres s’écartent. À gauche, des champs à perte de vue, avec au loin les petites maisons du village de Saint-Aubin. À droite défilent les bâtiments en bois du synchrotron Soleil, puis ceux, gris souris, du Centre d’Énergie Atomique (CEA). Derrière eux, le nouveau quartier du campus Paris-Saclay se dresse. Et des grues, des grues, des grues.
Un « cluster » au milieu des champs
Situé à 20 kilomètres au sud-ouest de Paris, le pôle scientifique de Paris-Saclay regroupe 15% de la recherche et de l’innovation française. Rêvé en 2004 par le député Christian Blanc, il doit devenir un « cluster » scientifique à l’image de la Silicon Valley aux États-Unis, où universités de renom côtoient start-ups et centres de recherche et développement de grandes entreprises. Depuis l’arrivée du CEA dans les années 1950, plusieurs grandes écoles sont venues s’y implanter. Une fois le projet intégré au Grand Paris en 2010, l’urbanisation a connu un essor, tout comme le nombre d’usagers·ères, qui devrait atteindre 70 000 personnes en 2025. Pour l’heure cependant, le plateau reste difficilement accessible en transports en commun.
Enclavé·e·s sur le plateau
Stéphane, ingénieur, arpente le plateau de Saclay depuis dix ans. Anorak noir boutonné jusqu’au menton et casque vissé sur la tête, il enfourche son vélo électrique. Pour éviter le stress des bouchons et des bus bondés, il préfère laisser sa voiture chez lui et pédaler 25 kilomètres tous les jours pour aller au travail. Il voit d’un bon œil l’arrivée de la ligne 18, prévue en 2026. Elle reliera l’aéroport d’Orly à Versailles, avec trois gares situées sur le plateau de Saclay. « À un moment, les habitants avaient mis des panneaux contre le métro aérien, » se souvient-il avant de poursuivre: « je comprends les gens qui habitent là, mais d’un autre côté, il y a besoin de transports, parce que les bâtiments poussent, et là, le seul moyen de venir sur le plateau, c’est de prendre le bus », déplore-t-il. Il n’est pas rare que des étudiant·e·s laissent passer plusieurs bus le matin à la gare RER avant de pouvoir monter, en raison de la forte affluence.
« Ce sont des terres très fertiles, c’est une perte de mettre du béton dessus, » soupire Nilo Schwencke en regardant avec une moue dubitative les chantiers qui s’enchaînent par la fenêtre de son monospace. Col roulé et mouchoir rouge à la poche de sa veste, ce doctorant originaire de la région a vu le plateau se métamorphoser en quelques années : « d’un point de vue scientifique, c’est intéressant, parce que ça regroupe énormément d’activités au même endroit », concède-t-il. Cependant, il ne pense pas que ce nouveau métro soit la bonne solution pour désenclaver le pôle scientifique : « cette ligne n’a que deux stations dans l’ensemble du plateau. Deux stations, ça veut dire que la plupart des gens seront à plus d’un kilomètre du métro, » explique-t-il. Parmi les alternatives proposées par les associations, il évoque l’installation d’un téléphérique, moins coûteux et capable d’assurer une desserte plus fine.
David contre Goliath
Sur une place avec une pelouse et quelques arbres, des grappes d’étudiant·e·s et de professeur·e·s se pressent pour aller déjeuner. Fabienne Merola, ancienne chercheuse de l’université Paris-Sud et du CNRS en chimie et physique et retraitée depuis six mois, a décidé de s’engager pour la défense des terres agricoles du plateau de Saclay il y a cinq ans. Pour elle, la ligne 18 n’est pas seulement inadaptée, elle est nocive pour le territoire et pour l’agriculture.
Au sein du collectif Urgence Saclay, elle dénonce un transport surdimensionné, qui nécessite une forte urbanisation pour être rentable. Si une Zone de protection naturelle, agricole et forestière protège 2 500 ha de terres agricoles, elle doute qu’elle résistera à la transformation du territoire induite par l’arrivée du métro. Sa crainte : que le plateau finisse par s’urbaniser complètement.
De plus, la ligne 18 ne résout pas, selon elle, le problème d’accessibilité du campus, car elle ne dessert ni Paris, ni les vallées qui entourent le plateau. C’est là que vivent 70 à 80% de ses usagers, qui viennent au travail en voiture. « De la même façon qu’on a utilisé les scientifiques pour des opérations immobilières juteuses, on est en train d’utiliser la desserte du plateau scientifique pour justifier l’implantation d’un vecteur d’urbanisation sur tout le reste du territoire », déplore-t-elle.
« Il faut faire vivre ce territoire avec son environnement proche, c’est-à-dire les communes de vallée, et améliorer les connexions entre vallée et plateau », estime Fabienne Merola. La solution, selon elle, serait de densifier le réseau de bus, et de développer des lieux de vie communs. Le plateau en manque cruellement : pas de bars ni de cafés, au grand dam des étudiants contraints de vivre en autarcie sur leurs campus. En réaction à l’arrivée de la ligne 18, des réseaux de résistance se mettent en place : des AMAP et des épiceries solidaires tentent de créer plus de porosité entre scientifiques et agriculteurs·rices.
Des pommiers pour créer du lien
En face du CEA, au milieu des champs, de petits arbres sont alignés en rangs d’oignons parmi les hautes herbes. Certains pommiers dépassent à peine leurs tuteurs. Ils ont été plantés en automne dernier, et leurs fines branches portent déjà des feuilles et des bourgeons.
Amandine Cornille, chercheuse en génétique au CNRS, à l’Inrae et à l’université Paris-Saclay, a planté ce verger pour conserver des pommiers sauvages présents dans la région. Elle a monté ce projet avec l’aide de l’association Terre & Cité, qui promeut la collaboration entre scientifiques et acteurs du plateau de Saclay. En amont, elle a rencontré les agriculeurs·rices qui cultivent les champs environnants : « j’ai passé beaucoup de temps à discuter avec eux, parce que c’est vraiment important d’avoir leur opinion aussi. Et maintenant, on s’envoie des mails pour parler de comment poussent les pommiers, » explique-t-elle en riant.
Ce n’est pas la première fois que agriculeurs·rices et chercheurs s’entraident : Emmanuel Laureau, qui cultive du blé, du colza et du maïs non loin de là, travaille aussi avec l’Inra sur ses terres expérimentales.
Amandine Cornille espère que son verger pourra devenir un pont entre les différents usagers du plateau : « le fait de dynamiser un peu le quartier localement peut être chouette. On pourrait faire des pique-niques, pour notre labo, mais aussi pour les entreprises autour. C’est un peu le but: créer des lieux de rencontre. »