« J’étais juste un numéro » : dans le Finistère, ces agriculteur·rices qui tournent le dos aux géants du lait

Dans sa ferme du Poulfang (Finistère), Pierrick Berthou ne réalise qu’une seule traite journalière, contre deux en moyenne pour les exploitations laitières - @IK

Plombés par les prix imposés par les groupes industriels, les producteur·rices laitier·ères finistérien·ennes sont de plus en plus nombreux·ses à vouloir changer de modèle. Une évolution qui peut passer par des coopératives plus responsables et rémunératrices, voire le développement de leur propre marque.

Dans la cour de la ferme du Poulfang, à Quimperlé (Finistère), les vaches des éleveur·euses Pierrick Berthou et d’Aurélie Gabaud se dirigent nonchalamment vers la salle de traite. C’est le printemps et pour le couple, la saison débute à peine. Seules vingt-cinq vaches de leur troupeau, sur un total de quarante-cinq, ont déjà donné naissance à un veau cette année, condition nécessaire pour déclencher leur lactation. Quarante-cinq bêtes, c’est trente de moins que la moyenne des exploitations bretonnes. 

M. Berthou n’a pas voulu suivre le chemin des grandes exploitations de plus en plus spécialisées. Son nouveau credo : rester petit, garder la volaille et les bovins. En 2016, cet agriculteur finistérien installé à l’orée de la forêt de Toulfoën, à l’ouest du département, a révoqué son contrat avec le groupe coopératif Sodiaal, aux 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, pour se convertir à l’agriculture biologique et signer un nouveau partenariat avec Biolait, une coopérative spécialisée dans la collecte de lait biologique. 

Son objectif : échapper aux géants du lait et à la précarité imposée par un système de rémunération dans lequel les agriculteur·rices dépendent des industriels qui déterminent eux-mêmes le prix de vente, sans négociation possible.   Avec Sodiaal, j’étais juste un numéro », confie l’exploitant. « Mais aujourd’hui, lors de l’assemblée générale annuelle de la coopérative, on sent que notre parole porte, ça donne foi dans le métier », se réjouit sa compagne.

Aurélie Gabaud et Pierrick Berthou possèdent une exploitation comptant 68 hectares de pâtures @ Inès Khiari

En finir avec l’élevage intensif

Alors qu’il possédait soixante-dix vaches laitières et produisait 350 000 litres de lait par an lors de sa reprise de l’exploitation familiale dans les années 1980, Pierrick Berthou a aujourd’hui réduit son cheptel de moitié et ne produit plus que 80 000 litres. Dans l’étable de sa ferme, les couinements des cochons et des truies, les gloussements des poules et des coqs et les caquètements des canards et des canes se mêlent au mugissement des vaches laitières. Une cacophonie qui contraste avec les exploitations alentours, aux modèles de production uniformisés.

« Avec un prix d’achat fixé à 33 centimes par litre dans le circuit conventionnel, contre 48 dans la filière bio, les agriculteur·rices les plus précaires n’arrivent pas à compenser leurs coûts de production et perdent aujourd’hui 6 euros par tonne de lait », estime Pierrick Berthou, citant les chiffres de la dernière enquête mensuelle des prix du lait réalisée par FranceAgriMer en mars 2021. L’éleveur s’en souvient encore : il y a 5 ans, victime de la crise laitière de 2015 et de la fin des quotas laitiers qui a entraîné une baisse considérable des prix, il totalisait près de 400 000 euros de dettes. Mais après des années d’angoisse, il prévoit que ses comptes reviennent à l’équilibre en juin prochain.

Le 25 mars dernier, le Finistère a passé le cap des mille fermes en agriculture biologique, dont près des deux tiers en production laitière. L’exploitation de Christian Hascoët figure parmi les plus développées. Le producteur de lait de Guengat (Finistère), responsable avec son fils et son beau-frère d’une exploitation de 160 vaches pour 200 hectares, a produit ses premiers litres de lait bio en 2018, après des décennies d’agriculture conventionnelle. Sa transition lui aura pris dix ans, contre deux pour Pierrick Berthou, l’exploitant du Poulfang dont le système pâturant se rapprochait déjà fortement des critères de l’agriculture biologique.  

A la ferme du Poulfang, Pierrick Berthou et Aurélie Gabaud réforment leur cheptel pour, à terme, ne posséder que des vaches de la race Bretonne pie noir @ Inès Khiari

Écologistes de conviction ?

« A l’inverse de Pierrick, qui est un écologiste de conviction, nous sommes des écologistes de situation », admet Christian Hascoët. En passant au bio, sa ferme qui produit 1 million de litres par an, a doublé ses revenus. L’exploitant dégage aujourd’hui un revenu près de cinq fois supérieur à celui des éleveurs bovins français, qui touchent, en moyenne 1100 euros par mois selon l’INSEE, avec de très fortes disparités. « Nous sommes partis d’un système ultra-intensif, dans lequel l’on nourrissait les vaches par concentré de soja importé du Brésil, et de maïs, pour virer vers une alimentation à l’herbe, nécessaire à plus de 80% pour recevoir la certification bio. »

Mais si la production de lait biologique assure aux agriculteur·rices de meilleurs revenus qu’en agriculture conventionnelle, elle entraîne également son lot d’incertitudes. Car, face aux aléas climatiques, le bio est aussi plus vulnérable. Et pour cause : en nourrissant leurs vaches à l’herbe, les agriculteur·rices dépendent également de la pousse de celle-ci.  « Ça m’est arrivé de me réveiller en pleine nuit à 4 heures du matin, inquiet, sans savoir comment j’allais nourrir les vaches si l’herbe venait à manquer », avoue Pierrick Berthou, pensif. Avec sa compagne, le Quimperlois ne ménage pas ses efforts et travaille près de 55 heures par semaine. 

Lorsqu’il a repris l’exploitation familiale de Cast (Finistère), dans les années 1980, Christian Hascoët ne possédait que 35 vaches @ Antoine Cariou

Incertitudes

Dans le Finistère, seulement sept millimètres de pluie ont été relevés en avril 2021, soit 92% de moins que la moyenne annuelle en Bretagne. Un record depuis 1984. « A Biolait, j’ai vu des gens pleurer : ça fait 3 ans que l’on manque d’eau, sous l’effet des épisodes de sécheresse. Alors à un moment donné, tu n’en peux plus », glisse-t-il. 

Le lait biologique et les laiteries équitables poursuivront-i·el·s leur marche en avant ? Dans le Finistère, 734 élevages livraient du lait bio en 2020, contre 234 en 2010. Une montée en flèche représentant 8% de la production, sous l’impulsion des 80 conversions enregistrées en 2020 dans le département. « Pourtant, son prix finira par baisser quand, au cap des 15% de lait bio dans la production totale, la concurrence commencera à se faire ressentir », prévoit Bruno Parmentier, l’ancien directeur de l’École supérieure d’agriculture d’Angers, devenu conférencier. 

Pour anticiper cette baisse, Christian Hascoët est allé jusqu’à créer sa propre marque équitable, « Faire France », assurant aux 500 éleveur·ses qui en détiennent des parts à travers tout le territoire, un prix de 45 centimes d’euros par litre de lait vendu. « Avec ce modèle, peu importent les crises nous sommes certains que la valeur ajoutée reviendra aux producteurs et non aux industriels », assure l’exploitant.

Lorsqu’elle partira à la retraite avec son mari, Marthe Le Page espère que son fils, Clément, puisse reprendre son exploitation à Cast (Finistère) @ Inès Khiari

Opacité

Fuir les géants laitiers, sans pour autant passer au bio, c’est la solution qu’ont choisie Marthe et Michel Le Page, agriculteurs à Cast (Finistère). En 2017, acculé·es par une baisse du prix du lait à 280 euros la tonne, bien en deçà de leurs coûts de production fixés à 300 euros, il et elle ont mis fin à leur contrat avec Lactalis, le leader mondial du secteur aux 20 milliards de chiffre d’affaires, pour rejoindre « En direct des éleveurs », une coopérative plus responsable. 

Dans l’étable des Le Page, à Cast (Finistère), les veaux grandissent à l’écart de leurs mères @ Inès Khiari
Dans l’étable des Le Page, Michel procède à la traite au son de RFM

« Le prix de la tonne de lait est fixé à 320 euros. Pour nous, c’est rassurant », lance Marthe Le Page alors que son mari procède à la traite, réalisée deux fois par jour au son de RFM. « Il est probable que le prix fixé par Lactalis et Sodiaal descende en dessous de ce seuil cette année, mais nous au moins, nous sommes en sécurité. » 

En quittant Lactalis, Marthe et Michel Le Page estiment avoir eu de la chance. Car lorsqu’i.e.ls ont voulu quitter le système des grands groupes laitiers, sept des dix autres agriculteur·rices approché·es comme eux par ce groupement de producteurs n’ont pas pu résilier leur contrat, se souvient le couple dans la véranda de leur habitation attenante à la ferme. Pour le faire, il et elle auraient dû débourser jusqu’à 30 000 euros.

Deux traites par jour, 365 jours par an : Michel Le Page travaille au rythme d’une quarantaine d’heures par semaine pour un revenu de 1000 euros @ Inès Khiari

Pieds et poings liés

Le 1er octobre 2017, le gouvernement a prolongé la durée des contrats laitiers à sept ans au lieu de cinq par un décret publié au Journal officiel. « Cette mesure a déstabilisé de nombreux agriculteurs, qui ne connaissent plus aujourd’hui les termes de leur contrat et sont ignoré.es par leurs laiteries » explique Elodie Boudeele, référente dans l’accompagnement des conversions bio pour le Groupement d’Agriculture Biologique Finistérien.

« Les producteurs laitiers sont pieds et poings liés avec leurs acheteurs », abonde Bruno Parmentier. Car, en reconduisant de façon tacite leur engagement, les industriels plongent les contrats laitiers dans l’opacité ».

Dans cette région : Brest, Ouessant, Saint-Malo, Languedias