Le fragile équilibre des terrils
Symboles du passé minier du Nord-Pas-de-Calais, les terrils abritent des écosystèmes d’une étonnante richesse. Un patrimoine dont la gestion provoque parfois des frictions entre défenseur·es de la nature et partisan·es des loisirs.
Dans la nuit noire, Bruno Derolez gravit les pentes abruptes du terril ouest de Grenay-Mazingarbe, dans le Pas-de-Calais, simplement éclairé par sa lampe torche. Soudain, son regard est attiré par une flaque d’eau. « Ça y est, on a quelques œufs de crapaud calamite ! », se réjouit le naturaliste de 40 ans, même si son inventaire est maigre – la majorité des flaques sont asséchées. Aujourd’hui, il n’a aperçu que trois batraciens.
Arrivé sur ce sujet « par hasard », le quadragénaire se consacre depuis quinze ans à l’étude de la biodiversité des terrils. Employé par le Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Chaîne des Terrils, basé à Loos-en-Gohelle, près de Lens, il grimpe tout au long de l’année sur les 200 terrils du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, afin de documenter leurs écosystèmes atypiques.
Formés de résidus miniers datant de l’époque où les fosses étaient encore en activité, de la fin du XVIIIe siècle à la fermeture de la dernière mine en 1990, « les terrils sont constitués de roches sombres qui retiennent la chaleur et sont souvent en combustion au centre du monticule », explique-t-il. Des conditions idéales pour le développement de nombreuses espèces inhabituelles dans les parages. « Le crapaud calamite est le meilleur exemple. Il vit normalement dans les milieux sableux, mais on le retrouve aussi sur les terrils. Chaque année, je découvre des espèces nouvelles dans la région, voire en France !», assure Bruno Derolez. De l’oseille à écussons (une plante qui se développe habituellement dans les montagnes) au lézard des murailles, en passant par le bouleau verruqueux, plus de 200 espèces végétales ou animales cohabitent sur ces îlots de chaleur.
Mais les terrils, classés « Espace Naturel Sensible », nécessitent un entretien et une protection souvent difficiles à assurer. « Il faudrait recreuser les mares et débroussailler pour empêcher la végétation de devenir trop dense et d’étouffer les espèces rares, explique le naturaliste, mais on manque de moyens pour ça ». L’inscription des terrils au patrimoine mondial de l’Unesco en 2012 n’a aidé qu’indirectement, le label n’assurant aucun financement automatique.
Des intérêts divergents
À cheval sur les départements du Nord et du Pas-de-Calais, les terrils du bassin minier ne sont pas tous gérés par les mêmes collectivités. Ils relèvent du conseil départemental du Pas-de-Calais ou du Nord, selon leur emplacement. D’autres sont gérés par les communes. Bien souvent, celles-ci ont tendance à privilégier le développement des loisirs sur les terrils, alors que les autorités départementales valorisent davantage la protection de la biodiversité.
Le terril de Noeux-les-Mines, aménagé en 1996 en piste de ski artificielle, est l’exemple le plus flagrant de cette valorisation par les villes, tournée vers le divertissement. Tout au long des 300 mètres de son revêtement blanc arrosé par de nombreux jets d’eau, ce sont des dizaines de personnes, principalement des habitant·es de la région, qui viennent glisser sur ses pentes. De nombreux terrils sont également aménagés pour les sports de plein air, comme l’Arena Terril Trail de Noyelles-sous-Lens, où escaliers, toboggans et pentes permettent de s’entraîner au trail. A contrario, certains monticules administrés par les conseils départementaux sont partiellement ou totalement fermés aux vélos et même parfois aux piéton·nes.
A Haillicourt, dans le Pas-de-Calais, le terril administré par Eden 62 – le syndicat mixte en charge dans ce département des sujets environnementaux – offre un aspect singulier et un exemple des frictions autour de la gestion des terrils. Depuis 2011 et le pari osé de deux vignerons, l’un originaire du village voisin, l’autre de Charentes-Maritimes, le versant sud accueille 3 000 pieds de vignes, une première pour un terril en France. Chaque année sont produites 800 bouteilles de cet unique « Charbonnay ».
Ce mardi 11 mai, à 110 mètres d’altitude, Johann Cordonnier finit d’entretenir les vignes. Au loin, le paysage est complètement plat. Seuls les terrils, noirs de minerai ou verts de végétation, se détachent. Le vent souffle fort, brassant un peu de fumée et une légère odeur de souffre. L’employé communal de 37 ans travaille ici depuis dix ans. Il occupe l’un des rares emplois en altitude de la région, ce qui amuse sa famille. « Au départ, les gens pensaient que la vigne ne pousserait jamais, qu’on était cinglé. Au final, c’est une réussite », résume-t-il en montrant les pieds de vigne plantés en escalier derrière lui. Un succès confirmé par de nombreux·ses œnologues et par le caviste du village : « Le vin est très bon, avec des arômes végétaux et un côté minéral ».
Convaincue par le succès de la vigne, la mairie d’Haillicourt souhaite ouvrir la partie basse du terril à la promenade, mais elle se heurte au refus catégorique d’Eden 62. « La question a engendré quelques tensions », reconnaît Claudia Mysliwski, responsable de la Maison Nature d’Haillicourt.
« Un tas de cailloux dressé par l’homme »
Ces querelles agacent certain·es locaux·les, à commencer par Aimable, qui connaît bien les terrils. Son visage buriné témoigne de son ancienne activité. Mineur pendant plus de 30 ans, il continue à faire visiter l’ancien site minier où il travaillait, à Arenberg (Nord). Non loin de là, le terril où il avait l’habitude de faire du sport est en grande partie interdit d’accès. « Ça fait des années, et je trouve ça aberrant qu’on ne puisse pas y aller, alors que c’est nous qui les avons fait », s’étonne cette ancienne « gueule noire ».
Un avis partagé par Gilles Briand, directeur d’études de l’association Mission Bassin Minier Nord-Pas-de-Calais, qui a porté le dossier en vue de l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. Pour cet adepte du trail sur les collines noires (il est l’organisateur du « Trail des Pyramides Noires »), le but est de trouver « un équilibre dans la gestion des terrils ». Uniques reliefs dans la région, ils sont particulièrement appréciés des sportif·ves. « Soit on accepte la réalité et on aménage l’espace pour que les gens puissent faire du sport en limitant les dégradations et en sensibilisant, soit on l’ignore et les gens continueront tout de même, mais en abimant davantage les terrils. Dans tous les cas, il faut que les habitants du coin puissent se défouler et respirer aussi », affirme-t-il.
Gilles Briand voit même dans la volonté d’interdire l’accès aux terrils le signe d’un “extrémisme écologique” : “C’est absurde de vouloir fermer les terrils, d’être dans une logique de sanctuaire. Les terrils, c’est pas la Grande barrière de corail !”
Un partage entre loisirs et protection de la biodiversité
Le terril 74a de Loos-en-Gohelle est le plus haut d’Europe. Un géant de 188 mètres de haut, dont la vue, au sommet, porte sur plusieurs dizaines de kilomètres. Balayé·es par les vents, les sportif·ves comme les promeneur·ses sont nombreux·ses à grimper au sommet par le chemin aménagé ou par le « pass trail », un autre accès plus raide. Non loin, son terril jumeau, le 74, est fermé au public. Revendiqués à la fois par les amateur·rices de grimpe et par les défenseurs de l’environnement, ces deux terrils sont emblématiques de la concertation nécessaire à la conservation de ce patrimoine.
Au pied des deux collines se tient le siège du CPIE Chaîne des Terrils. Dans le hall, à côté d’une maquette géante du terril, Frédéric Kowalski, 52 ans, observe l’exposition permanente de minerais et de charbon. Entré au CPIE en 1994, ce chargé d’études du patrimoine minier l’affirme : il voit chaque jour des gens faire « n’importe quoi » sur les terrils, notamment des adeptes du trail. « Leur activité menace la survie du terril. C’est pour ça qu’il faut travailler avec tous les intervenants, et organiser des périodes sans trail, comme durant la nidification et la ponte des oiseaux, en mars et en avril », explique-t-il.
A Rieulay (Nord), le terril des Argales, le plus étendu d’Europe, tente de concilier des attentes contradictoires en se partageant en deux. Sur la partie administrée par le conseil départemental du Nord ont été aménagés un parc ornithologique et une chèvrerie biologique. Sur l’autre, gérée par la commune, se trouvent des sentiers de randonnées équestres, une plage de sable et une base nautique de loisirs, où se pratiquent entre autres la voile.
On trouve aussi sur ce terril la Maison des gardes départementaux, chargés de la protection de différents sites du département du Nord. « On est neuf, accompagnés de personnes en réinsertion, pour surveiller plus de 600 hectares répartis sur 18 sites », détaille Léa Lemaire, l’une des gardes. Un nombre insuffisant selon elle pour gérer l’afflux toujours grandissant de visiteur·rices, estimé sur le seul site du terril des Argales à près de 250 000 personnes par an. « Il y a tellement de monde, c’est compliqué. Les gens sont nombreux à passer en vélo hors des chemins. Ça peut abîmer ou déranger des nichées d’oiseaux protégés ».
Une seule solution pour l’employée du département : « Plus de gardes, plus de répression, et une campagne de sensibilisation ». Difficile avec des moyens financiers limités. Chargés de surveiller des dizaines de terrils, les gardes départementaux ne peuvent même pas être présents en permanence sur le site, alors que la fréquentation grandissante de la plage accroît la pollution de l’espace protégé. Une situation qui exaspère Léa Lemaire : « Mon rêve, c’est qu’un binôme de médiateurs puissent être affectés constamment au site des Argales ». Et la garde départementale est loin d’être la seule à alerter sur cette menace, car les défenseur·es de la biodiversité sont nombreux·ses à s’inquiéter. Sans protection supplémentaire, les espèces spécifiques aux terrils pourraient disparaître dans les prochaines décennies.
Aymeric Dantreuille