Les déchets des éleveur·ses de coquillages font des vagues dans la baie du Mont-Saint-Michel
Coquilles, morceaux de plastique, bouts de filets… Les déchets des producteur·rices de moules et d’huîtres du Vivier-sur-Mer, en Ille-et-Vilaine, suscitent la colère des militant·es écologistes depuis plusieurs années. Ambiance électrique sur le port.
Des poches à huîtres, des poteaux en ferraille et des tubes en plastique surgissent dans la vase au beau milieu de la baie du Mont-Saint-Michel, à Saint-Méloir-des-Ondes (Ille-et-Vilaine). L’endroit est pourtant classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Équipée de bottes et d’un ciré rouge, Marie Feuvrier, présidente de l’Association Pays d’Emeraude Mer Environnement (Apeme), s’enfonce dans la boue et fulmine contre ces débris datant, selon elle, des années 2000 : « Normalement, les éleveurs·ses d’huîtres doivent retirer les installations après leur départ. Mais là, tout est resté ». Dans la partie bretonne de la baie du Mont-Saint-Michel, les associations écologistes et les éleveur·ses de moules et d’huîtres se déchirent. En cause, le volume de déchets produits par les professionnel·les de la mer.
Dernier conflit en date : les moules de sous-taille. Ces coquillages, trop petits pour être vendus, représentent 30 à 40% de la production de la baie selon l’Apeme, et 10 à 20% selon le Conseil Régional de la Conchyliculture (CRC) Bretagne Nord, le syndicat local des éleveur·ses de coquillages. Elles sont jetées directement sur le littoral par les producteur·rices, le plus souvent sous forme d’épandage, et sentent particulièrement mauvais. L’Apeme et l’association Eaux et Rivières de Bretagne ont saisi l’Office français de la biodiversité en novembre 2020, et déposé une plainte. Depuis, tous·tes les éleveur·ses du Vivier-sur-Mer, le plus grand complexe européen de conchyliculture, sont auditionné·es. L’ouest de la baie du Mont-Saint-Michel, avec ses 4 800 tonnes d’huîtres et ses 10 000 tonnes de moules produites chaque année (soit 15% de la production française), objets d’une appellation d’origine contrôlée, est passé au crible. En tongs et short à la fin de sa journée de travail, Sylvain Cornée, vice-président du CRC Bretagne Nord, rit de l’enquête en cours : « Un grand moment ».
Un projet de méthanisation des petites moules
La bataille juridique a pris une tournure personnelle. Marie Feuvrier décrit une rencontre fortuite avec Sylvain Cornée sur un chemin portuaire , le 8 mars dernier. Celui-ci aurait lancé : « Je suis dans mon droit d’être ici. Quant à vous, je n’en suis pas si sûr ». L’éleveur de moules dit ne pas s’en souvenir, mais reconnaît qu’il aurait pu tenir ces propos – une référence au fait que la construction de ce chemin, destiné aux bateaux conchylicoles, a été financée par les professionnel·les de la mer. Marie Feuvrier raconte aussi avoir déposé plainte en novembre 2018, après avoir été prise à partie et intimidée par des conchyliculteur·rices alors qu’elle tenait un stand associatif, à l’occasion de la course à la voile de la Route du Rhum, à Saint-Malo. Sylvain Cornée s’agace : « Cette dame est contre tout. Ces petites moules ont toujours été jetées sur l’estran. » Il ajoute, accoudé à son bateau, dans son hangar : « Ces gens sont des retraités·es qui n’ont pas fait leur carrière sur la côte, et maintenant, ils veulent nous mettre sous cloche. »
Installé devant ses bassins d’affinage, Jean-Luc Tonneau, producteur d’huîtres au Vivier-sur-Mer, nuance. Les « associations procédurières » l’agacent, mais il reconnaît que les producteur·rices ont « donné le bâton pour se faire battre ». Il explique : « Avant, on mettait moins de filets, et on sélectionnait les moules. Avec la mécanisation, on pêche toutes les moules, y compris les trop petites ». Marie Feuvrier pointe la « pêcheuse » (voir cette vidéo de démonstration), un engin de collecte apparu à la fin des années 1970, qui ne sépare pas les petits coquillages des plus gros quand il les récupère.
Pour tenter de valoriser les moules trop petites, les éleveur·ses envisagent de faire fermenter la chair, pour obtenir du méthane. Les entreprises Mussella et Mytilimer pourraient installer des usines dès 2022 au Vivier-sur-Mer. Pour Marie Feuvrier, c’est prendre le problème à l’envers : « Il faudrait plutôt tout faire pour éviter la production de déchets en amont ».
Une décharge sauvage en plein port
Les moules de petite taille ne sont pas les seuls détritus observés sur la côte. On trouve aussi beaucoup de déchets plastiques et des bouts de filets. Marie Feuvrier en brandit un morceau : « Ce qu’on fait, ce n’est pas de la délation. C’est de l’assistance à nature en danger ! ». Un bateau, remorqué par un tracteur, surgit dans le paysage. Sylvain Cornée, debout sur l’embarcation, regarde la scène, sourire aux lèvres.
Le réseau Natura 2000, organisme européen en charge de la biodiversité, estime dans un rapport de 2019 que 80% des déchets ramassés lors des collectes organisées par le CRC seraient d’origine conchylicole. François Galgani, océanographe à l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer, souligne en effet que la situation dépend des contextes locaux, et que dans un espace comme une baie, les déchets conchylicoles peuvent rester « confinés », c’est-à-dire stagnent, sans partir au large.
Pour Jean-Luc Tonneau, les éleveurs·ses devraient mieux contrôler leurs déchets et « montrer l’exemple. Il y a des gens moins précautionneux. Cela peut être seulement 20% des producteur·rices, mais ça donne une mauvaise image de la profession. » Sylvain Cornée défend les éleveur·ses bec et ongles. Il parcourt son hangar pour s’emparer d’une tahitienne, ces jupettes que l’on positionne en bas des pieux à moules pour empêcher les crabes de monter les manger. « C’est en plastique. Mais, à partir de l’année prochaine, on n’aura que du biodégradable. Pour l’instant, on doit mettre ça. On ne reste pas sans rien faire, mais il faut nous présenter des solutions alternatives car on n’a pas le bagage pour faire de la recherche.»
« Il n’y a pas de vraies sanctions »
Jean-Luc Tonneau reconnaît que face aux mauvaises pratiques des pollueur·ses, « il n’y a pas de vraies sanctions » de la part de la profession. Les cônes en plastique utilisés au pied des pieux pour se protéger des crabes sont certes numérotés, pour identifier les entreprises, mais aucune compagnie n’a encore été sanctionnée.
Assis dans son salon en bord de mer et entouré de dossiers, Pierre Lebas, président des Amis du rivage de la baie du Mont Saint-Michel, combat depuis le début des années 1980 les déchets conchylicoles dans le secteur du Vivier-sur-Mer et de Cherrueix, où il réside. Il se remémore : « Il a toujours fallu des obligations, des contraintes, de la pugnacité, pour arriver à convaincre les éleveurs. Ils n’ont toujours eu qu’une envie : bien gagner leur vie. Tout le reste les emmerde. C’est une profession qui a la chance d’être sur le site de la baie du Mont-Saint-Michel, elle utilise cette image au maximum. Et pourtant, ils tentent sans cesse de passer entre les mailles du filet. »
« 90 à 95% de déchets conchylicoles » de l’autre côté de la baie
La pollution du Vivier-sur-Mer ne s’arrête malheureusement pas au port : elle dérive. On s’inquiète à plus de vingt kilomètres de là, du côté normand de la baie. Catherine Brunaud-Rhyn, maire de Genêts, dénonce les ordures venues des parcs bretons : « C’est un fléau. Nos collectivités publiques ne doivent pas payer pour ces déchets qui viennent de là-bas. »
Renan Bouvier, grand gaillard blond et guide de randonnée à Genêts, a collecté jusqu’en 2019 les déchets sur le littoral autour de la commune. Pour lui, la conchyliculture fait des ravages jusqu’ici : « On collectait 700 à 800 kilogrammes par mois, dont 90 à 95% de déchets conchylicoles ». Les éleveur·ses « se tirent une balle dans le pied » selon lui, car « les moules fonctionnent comme une éponge et captent les déchets plastiques. »
La nouvelle génération changera-t-elle la donne ? Sur le port, Sylvain Cornée passe petit à petit le flambeau à son fils, et Jean-Luc Tonneau confie les rênes à son jeune associé, Stéphane Mottes. Reste à savoir si la transition générationnelle se doublera d’une transition écologique et d’une évolution vers de nouvelles pratiques. L’enjeu est simple : éviter que la baie du Mont-Saint-Michel ne devienne plus connue pour ses ordures que pour son panorama.