La ferme Zone sensible met l’agriculture urbaine au service de l’insertion sociale

Ousmane prépare semis et tuteurs dans la serre - © Laetitia Asgarali Dumont

À Saint-Denis, un lieu détonne : la ferme « Zone sensible ». Ce site agricole permet à des associations de former à l’agriculture urbaine des personnes éloignées de l’emploi. Rencontre avec celles et ceux qui partagent cet espace de nature en ville.

Au 112, avenue Stalingrad, à Saint-Denis, un vieux bâtiment contraste avec les tours d’immeubles du quartier. Sur l’un de ses murs, un nom s’étale : Ferme urbaine de Saint-Denis – Zone sensible. Passée la porte, on quitte la ville pour découvrir une étendue verte comme on en voit à la campagne, un espace de maraîchage et de production agricole sur plus d’un hectare.

Dans la serre, on s’active. Ousmane Faye, 52 ans, prépare avec soin les semis de tomates. Quatre graines dans chaque godet carré. À mettre en terre dans douze jours. Son geste est sûr. Pourtant, c’est tout nouveau pour lui. « J’ai découvert cette ferme en mars et c’est ici que j’ai vraiment pris conscience de l’importance de préserver la nature. », raconte-t-il.

Ambiance & atmosphère de la ferme urbaine
Zone sensible, la ferme urbaine de Saint-Denis – © Laetitia Asgarali Dumont

Cette ferme maraîchère date de 1920. Elle était exploitée par la famille Kersanté depuis trois générations. Le petit-fils, René, a pris sa retraite en 2016. La ville de Saint-Denis est devenue propriétaire du lieu et a inscrit ce terrain au plan local d’urbanisme, comme zone agricole. Un an plus tard, le projet de reprise du collectif d’artistes le Parti poétique est retenu. Il renomme l’endroit alors Zone Sensible. « Ce nom, c’est un contrepied aux “zones à risques” souvent épinglées dans les médias. Ici, c’est une zone verte en plein 93 où on cultive une sensibilité à la nature et à la culture », explique Marie Van de Walle, médiatrice du lieu. La ferme accueille toute l’année des associations d’insertion sociale de toute la France et des ateliers pédagogiques.

SE FORMER SUR LE TERRAIN
Aurélia et Ousmane échangent sur la formation et les plantations du jour – © Laetitia Asgarali Dumont

Aujourd’hui, c’est l’association Esperem qui est présente sur le site. Elle forme des personnes précaires ou en reconversion professionnelle, comme Ousmane, à différents savoir-faire pour cultiver en ville. Ce Franco-sénégalais travaillait jusqu’à maintenant dans le bâtiment, mais cela ne lui plaisait plus : « Les chantiers sont bruyants, les conditions de travail sont vraiment difficiles ». Une réunion de sensibilisation à l’agriculture durable et aux espaces verts organisée par Esperem l’a décidé à changer de voie : « L’agriculture durable, c’est une nouvelle façon de travailler la terre. Ça m’a tout de suite parlé alors je me suis lancé ! ». Il a désormais mille projets en tête, dont celui de transmettre ce qu’il a appris ici à des fermiers au Sénégal. « Maintenant je sais comment semer et entretenir une ferme sans produits chimiques. Merci à notre prof’, elle nous explique tout clairement. Vraiment, elle nous pousse à nous dépasser ! ».

« L’idée, c’est que ce cursus leur soit le plus utile possible sur le marché du travail »

Aurélia Boulland

Aurélia Boulland, 35 ans, sourit en entendant ces mots. La prof’, c’est elle, architecte-paysagiste et formatrice à Esperem. « Merci à toi aussi !, lui dit-elle. C’est vrai que j’adore enseigner, et en contrepartie, il faut le dire, vous m’enrichissez au centuple ! ». L’envie de s’investir dans le milieu associatif lui est venue à la fin de ses études au sein de l’école du paysage de Versailles. Aurélia rejoint alors Esperem et y crée une formation gratuite d’insertion sociale par le jardinage urbain et l’agriculture durable. Quatre mois de cours pour apprendre à préparer, cultiver et entretenir les sols. Subventionnée par des fonds publics, cette formation s’adresse à des personnes venant de France ou d’ailleurs. « C’est ouvert à un public très large, il y a des bénéficiaires du RSA, des réfugié·es, des personnes en difficulté ou éloignées de l’emploi...,précise Aurélia. L’idée, c’est que ce cursus leur soit le plus utile possible sur le marché du travail ».

Toute l’équipe prépare le terrain pour les nouvelles semences – © Laetitia Asgarali Dumont
RECONSTRUIRE SON JARDIN

Plus loin dans le champ, Estelle*, 52 ans, guide les poules dans les plantations, « pour qu’elles mangent les nuisibles sans que l’on ait besoin d’utiliser des produits chimiques ». Dans la ferme, tous les végétaux sont cultivés en permaculture, une technique agricole sans pesticides dans laquelle plantes, animaux et insectes jouent un rôle clé. « Je me suis régénérée ici, c’est un véritable poumon vert ! », affirme Estelle. Son rêve, c’est de créer une ferme pédagogique solidaire en ville. « Refaire découvrir la nature aux citadin·es, c’est mon prochain objectif. La nature en banlieue, ce n’est pas juste deux ou trois fleurs sur un toit, c’est un outil de lien social, de partage et d’échange », dit-elle d’une voix forte.

« Nous sommes tous des cabossés de la vie ici, mais on fait tout pour s’en sortir »

Estelle
« Depuis que je travaille la terre, je n’ai plus mal nulle part ! », garantit Estelle – © Laetitia Asgarali Dumont

« Nous sommes tous des cabossés de la vie, mais on fait tout ici pour s’en sortir », confie Estelle. Elle a été auxiliaire de vie auprès de personnes âgées pendant plus de dix ans : « J’aimais mon métier, mais je devais gérer beaucoup de situations difficiles. Surtout des patients en fin de vie. Quand j’ai vu des scènes de maltraitance, et qu’on m’a dit de me taire, je suis partie. » Estelle pensait alors pouvoir se reconvertir facilement, mais ça n’a pas été le cas : « Je ne trouvais pas de solution. J’ai plongé dans une profonde dépression ». Suit la séparation avec son conjoint, des dettes qui s’accumulent. Elle perd son appartement et vit dans la rue pendant trois ans. Aujourd’hui, elle envisage l’avenir avec plus d’espoir : « Ma formation de jardinage est rémunérée et je suis logée par les services sociaux. Les moments difficiles sont derrière moi ». 

LE SOURIRE EN PRIME
Mamod est déterminé à trouver un emploi de gestion des espaces verts – © Laetitia Asgarali Dumont

Juste à côté d’Estelle, Eddy* et Mamod* retirent les orties dans le carré des courgettes d’Alger. « Regarde ! Il y a un vrai esprit d’équipe ici. On fait de belles rencontres ! », s’exclame Mamod en tapant dans le dos d’Eddy. À 55 ans, Mamod n’a pas toujours été aussi souriant. Une dépression lui a coûté son travail d’agent de sécurité : « Je n’arrivais plus à rire, même avec mes enfants. J’étais vraiment au bout ». Grâce à cette formation, il a trouvé ce qui le passionne : entretenir les espaces verts. « Avec ce boulot en plein air et dans la nature, j’oublie tous mes problèmes, poursuit-il. Franchement, c’est bénéfique moralement et physiquement de travailler la terre. J’ai trouvé ma voie ! ».

« Travailler dans la nature ça m’a calmé. Je me sens libre ici »

EDDY
« C’est un travail qui demande de la force dans le corps et dans la tête », témoigne Eddy – © Laetitia Asgarali Dumont

Son acolyte, Eddy, 28 ans, vide une brouette chargée de chardons. Il les mélange avec de la paille pour préparer du compost. Le jeune homme veut reconstruire sa vie : « J’ai volé de l’argent et j’étais dans le cannabis, la drogue. J’ai fait un peu de prison et je ne veux plus jamais y retourner ». Depuis mars 2021, il est en formation avec Esperem. « Travailler dans la nature ça m’a calmé. Je me sens libre ici. J’ai appris comment faire pour cultiver, produire et entretenir un terrain. En vrai, tout ça, ça m’a permis de comprendre mes erreurs », dit-il en montrant les plantations naissantes de Zone Sensible. A-t-il envie de continuer dans cette voie ? Eddy hésite : « Je ne sais pas, j’aimerais bien travailler dans le bâtiment aussi ». Après leurs quatre mois de formation, Ousmane, Estelle, Mamod et Eddy iront en stage dans plusieurs espaces verts de la Ville de Paris. Une nouvelle perspective professionnelle pour eux.

* Les personnes interrogées n’ont pas souhaité voir leurs noms de famille publiés.

Dans cette région : Paris, Saint-Denis, Nanterre, Ivry-sur-Seine