Des chiens comme des objets : la lente agonie des races aux nez écrasés
Sur les réseaux sociaux, les chiens aux faciès écrasés font fureur. Mais les caractéristiques physiques de ces animaux de compagnie sont issues de dégénérescences pathologiques. Après des décennies de sélection génétique, leur espérance de vie a été divisée par deux.
Quand Manon parle de son chien, sa voix dégouline de fierté. C’est un bouledogue français nommé Rocky. Avec son petit nez écrasé et ses larges oreilles dressées au-dessus d’une paire d’yeux anormalement grands, il fait craquer. Une vraie peluche. « C’est comme notre enfant », s’amuse la jeune femme de 22 ans. « C’est notre enfant », la reprend son copain. Il y a un an, le couple a déboursé 1 200 euros pour accueillir l’animal prodigue. Dans ses stories Instagram, Manon ne publie plus de photo d’elle : il n’y en a que pour Rocky.
Chaque année, 6 000 foyers adoptent un bouledogue français. Entre 2007 et 2016, le nombre de ces chiens a été multiplié par 30 en France. Depuis, leur présence inonde les réseaux sociaux. Au total, Instagram recense plus de 50 millions de posts associés au hashtag « bouledogue français ». C’est le chien le plus « liké » sur la plateforme, suivi de près par le carlin et le bulldog anglais, avec plus de 75 millions de posts cumulés.
Pourtant, ces petits chiens aux profils humanoïdes, presque enfantins, sont malades. Ils appartiennent à une race brachycéphale. « Quand on choisit ces chiens, on choisit aussi des narines trop petites, un voile du palais trop long ou une trachée atrophiée », déplore Anne-Laure Blanc, vétérinaire et autrice d’une thèse sur l’évolution de la relation entre humains et animaux au XXIème siècle.
Rocky est sportif. Ses propriétaires l’ont entraîné depuis son plus jeune âge pour qu’il puisse vivre plus confortablement. Mais il boîte et sa glotte a une fâcheuse tendance à se coller à son palais. « J’avais l’impression que ça lui faisait mal », raconte Manon en jetant des coups d’œil compatissant vers son fidèle compagnon. Grâce à de longues recherches sur Internet, elle a trouvé une solution : « On lui pince le nez et sa glotte se remet en place ».
Pour sa première année sur terre, Rocky a cumulé. Il est déjà allé quatre fois chez le vétérinaire. 200 euros à chaque rendez-vous. Sans compter les croquettes adaptées à son estomac fragile. Mais Manon ne regrette pas son choix. Elle aime sa « boule d’amour » et se dit prête à débourser autant qu’il faudra pour qu’il se sente bien. « Ce sont des chiens à problèmes, ils sont très fragiles, il faut y être préparé », conclut la jeune femme.
En un siècle, le crâne du bouledogue français a été raccourci de 25 % par la sélection génétique pour répondre à des critères esthétiques. Son espérance de vie est passée de quinze à huit ans. Aujourd’hui, tous les chiens brachycéphales suivent la même évolution et multiplient les pathologies. Problèmes de souffle allant jusqu’à l’asphyxie ou la syncope, intolérance à l’exercice ou à la chaleur, douleurs dorsales, paralysie… La liste est interminable. Le consortium des vétérinaires français estime que la moitié des chiens à museau court ne respirent pas correctement.
Autrefois, les animaux de compagnie répondaient à des critères de fonctionnalité. Les patous gardaient les troupeaux, les huskys tiraient les traîneaux et les bulldogs anglais, à l’origine de toutes les races brachycéphales, affrontaient les taureaux sur les places des villages britanniques. Leurs faces aplaties et leurs mâchoires saillantes leurs permettaient d’atteindre les bœufs avec plus de facilité que les autres chiens. Après des décennies à sélectionner les spécimens répondant le plus possible à ces critères, la race s’est « hypertypée », c’est-à-dire que ses caractéristiques se sont accentuées à l’extrême. Les spécialistes parlent aujourd’hui de syndrome brachycéphale.
« Le problème, c’est que ces critères sont devenus la norme, alors que ce n’est quand même pas normal de passer sa vie à essayer de respirer », s’agace Anne-Laure Blanc. La vétérinaire en veut pour preuve l’incapacité du bouledogue français à mettre bas naturellement. Dans 90% des grossesses, il faut procéder à une césarienne parce que la tête des chiots est trop grosse pour le bassin des femelles. Sans parler du fait que ces chiens sont incapables de se reproduire. Il faut les inséminer. « Sans l’intervention de l’homme, la race ne serait pas viable », affirme la spécialiste.
Elle ajoute qu’en « gardant des caractéristiques physiques de chiots toute leur vie, ces chiens comblent les gens en quête de chien-enfant ». Or, pour la vétérinaire, le fait de prêter des capacités mentales et affectives considérées comme humaines à son chien n’est pas une élévation de son statut, mais une dégradation, car cela fait de lui un objet, « une poupée ».
A Beaumont-sur-Oise, dans l’Essonne, Madeleine Éric et sa mère, Louise Sauty, en ont fait l’expérience. Cela fait deux ans qu’elles sont éleveuses de bulldogs anglais, de bouledogues français et de carlins. « Pendant le confinement, une dame m’a demandé de louer un chien deux mois, pour passer le temps », raconte Madeleine, les yeux au ciel. Une autre fois, c’est un couple qui lui a rapporté un bulldog après trois jours seulement, « parce qu’il ronflait ».
Mais la jeune éleveuse assume : elle a choisi cette race en connaissance de cause. « Je savais qu’ils étaient fragiles mais j’adore leurs bouilles et si je ne les élevais pas, d’autres éleveurs le feraient, et sûrement dans de moins bonnes conditions ». Dans la petite cour située devant le pavillon des deux femmes, des barrières scindent l’espace en trois. A gauche, sur un terrain couvert de béton lisse, trois carlins. Dans la pente qui file jusqu’au garage, deux gros bulldogs anglais, un mâle et une femelle. A droite, deux cages en grillage simple où jappent et sautillent des bouledogues français. Et, dans un réduit sur le côté, deux carlins aux pelages plus rares. Tout ce petit monde se presse sur les clôtures pour tenter d’attirer l’attention – ou de s’échapper.
« C’est de l’agriculture qu’on fait », admet Louise. « Oui, mais moi je le fais d’abord pour l’amour des chiens », s’empresse de la couper sa fille, désireuse de se détacher de l’image des élevages intensifs qu’elle exècre. En deux ans et demi, la jeune femme de 28 ans ne s’est pas versé un seul salaire et vit grâce au RSA et à la retraite de comptable de sa mère. Le coût des soins canins est bien trop élevé pour que son entreprise soit rentable. Cette année, elle a décidé de vendre son cheptel de bouledogues français et de carlins, « pour repartir à zéro et prendre des chiens avec une meilleure génétique ».
Pourtant, la demande explose. Chaque jour, les éleveuses reçoivent une centaine d’appels, une trentaine d’e-mails, et ne comptent plus les messages sur Instagram. Mais le prix des chiens stagne. « Il aurait fallu que je vende 3 000 euros chacun de mes bouledogues français bleus pour m’y retrouver, mais pour être au prix du marché, je les ai vendus 1 700 euros… À la fin, j’en pleurais », raconte Madeleine.
Depuis un an, l’Association Française des Vétérinaires pour Animaux de Compagnie (AFVAC) tente d’enrayer la machine grâce à sa campagne « Souffrir pour plaire, non merci ! » et n’hésite pas à parler de « maltraitance programmée ». Placardées aux murs des cabinets partenaires, des affiches tentent d’alerter les adoptants. « Les sujets hypertypés ne sont ni attendrissants ni « craquants », ils souffrent, toute leur vie ! », assène l’une d’elles. À terme, l’AFVAC souhaite changer les standards des concours de beauté pour que la demande se redirige vers des chiens en meilleure santé.
Pour d’autres vétérinaires, comme Cyrill Poncet, chirurgien spécialisé dans le traitement des races brachycéphales, il faut aller plus loin en « encourageant la création et la diversité ». Il souhaite mélanger les races pour en obtenir des plus viables. En 2014, il élaborait déjà une nouvelle espèce brachycéphale : le bulldog continental. « Regardez comme il est beau, clame-t-il fièrement en montrant des clichés du chien sur son ordinateur. Il n’est pas court sur pattes, son nez a des proportions raisonnables, il est en bonne santé ». Le docteur admet cependant : « C’est un cercle sans fin. Les gens trouveront toujours une autre race à hypertyper. »