La vie sans neige : un défi pour les stations de ski jurassiennes
A cause du réchauffement climatique, les chutes de neige se raréfient dans le massif du Jura. Pour survivre, les stations tentent de s’affranchir du ski et proposent de nouvelles activités pour faire venir les touristes à l’année. Mais la transition est difficile.
Alice progresse petit à petit. « C’est dur de tenir en descente ! » L’hôtesse de l’air italienne s’habitue à glisser sur le goudron plutôt que la neige. L’été dernier, elle a découvert le biathlon d’été. En plus du traditionnel tir à la carabine, le ski de fond y est remplacé par du ski-roue, ou rollerski. Des petites roues placées sous les spatules permettent de s’entraîner même en l’absence de neige. La joviale italienne de 34 ans a tout de suite accroché avec cette discipline et décidé de prendre des cours, dispensés en ce mois de mai par Alain Bohard, au creux du stade des Tuffes, aux Rousses (Jura). Surplombé par des montagnes recouvertes de sapins, le village est l’une des stations les plus grandes et les plus emblématiques du massif du Jura.
Alain Bohard est l’un des premier·es professionnel·les de la station à s’être adapté à la disparition de la neige. Moniteur de ski depuis près de vingt ans, il a créé la Summer Ski Academy, en 2017. Une fois la neige fondue, il propose différentes activités sportives, et notamment du biathlon en ski-roue, sa discipline phare. « J’essaie de faire en sorte que tout ce que je propose l’hiver puisse être adapté l’été », explique le Franc-Comtois de 54 ans.
Selon une étude réalisée en 2019 par la Direction départementale des territoires du Jura, la région se réchauffe rapidement. D’ici un siècle, elle pourrait connaître une augmentation des températures moyennes de 5°C. Une nouvelle donne environnementale et un choc pour les stations de la région, qui vivent depuis toujours de la saison hivernale. Alain est convaincu qu’il a fait le bon choix : « Maintenant, chaque année, on a une augmentation de 30 % de la clientèle sur l’été. Je suis obligé d’appeler des ami·es pour m’aider à encadrer ».
La diversification du tourisme fait partie des stratégies de promotion régionales. « Cela fait quatre ans qu’on cherche à désaisonnaliser, affirme Jean-Pascal Chopard, directeur du Comité du tourisme du Jura. On joue notamment sur l’œnotourisme dans les vignobles, l’agritourisme ou les activités nautiques. » Le Jura veut s’affranchir de la dépendance au tout-ski. Eric Poussin est moniteur à La Boîte à Montagne, qui propose activités sportives et séjours. Créée en 2004, l’entreprise est ouverte toute l’année, même durant les intersaisons. « Au début des années 2010, les recettes de l’hiver et de l’été se sont équilibrées grâce à la hausse du tourisme estival dans la région. Maintenant, on fait même 60% de notre chiffre d’affaires sans la neige », explique le père de famille en finissant le cours de VTT qu’il vient de donner, les jambes boueuses. Pour lui, si le passage vers un tourisme à l’année est bien présent dans les discours, il ne l’est pas encore dans les faits. « Le ski alpin génère toujours énormément d’argent, mais il faut anticiper la transition. C’est difficile de faire changer les mentalités ».
Eric Poussin fait référence au dernier gros investissement local, encore une fois tourné vers le ski. En 2019, la Société de gestion de la station des Rousses (SOGESTAR) et les professionnel·les du ski ont présenté un grand projet de modernisation. Son coût : plus de dix millions d’euros. Il contenait notamment de nouvelles pistes et remontées mécaniques. « Le modèle tout-hiver est très rentable, car les forfaits et les locations sont vendues très chers. Mais c’est du court-terme, et cela ne profite qu’à une minorité, les moniteurs de ski et les loueurs de matériels notamment », décrit Eric Poussin. Après un recours de l’association France Nature Environnement devant le Tribunal Administratif de Besançon, le contenu du projet a été allégé. La durée de financement a été ramenée à quinze ans au lieu de trente. Deux pistes de ski ont été supprimées et des chemins de VTT ont été prévus pour l’été.
Après les municipales de 2020, de nouveaux·elles élu·es ont pris la tête de la communauté de communes des Rousses. Comme Mehdi Vandel, 43 ans, qui tient l’entreprise familiale Ski Vandel, l’une des dernières à fabriquer des skis de fond en France. Nommé vice-président de la communauté de communes, chargé de la « commission activité quatre saisons », il veut encourager un développement respectueux de l’environnement : « Les gros projets à l’ancienne, c’est terminé. Des études climatiques ont été réalisées et on les suit pour bâtir le futur ».
Parmi les nouveautés, la communauté d’agglomération souhaite notamment réaliser une voie verte qui relierait les quatre villages de la station (Les Rousses, Lamoura, Prémanon et Bois d’Amont). De celle-ci partiraient des parcours mettant en valeur le patrimoine naturel de la région, et notamment les petits lacs pittoresques de Lamoura ou des Rousses. « L’idée est de développer des produits touristiques qui n’existaient pas sur ce secteur, comme des pistes cyclables, pédestres, des sentiers et des routes, car les touristes ne vont pas visiter les forêts du coin sans avoir un chemin à suivre », ajoute Mehdi Vandel.
L’élu sait que tout reste à faire. La station des Rousses n’a que peu d’aménagements pour l’été. En 2017, elle a investi dans le « Commando Games », un parcours d’accrobranche ludique situé dans le centre historique de la station. L’installation, ouverte de juin à octobre, a coûté 950 000€ à la SOGESTAR. « On aime ou on n’aime pas, mais je pense que c’est une bonne chose de faire parler de la station en proposant des activités originales », juge Yann Moutote. Le jeune homme travaille au magasin Précision Ski et loue du matériel sportif à proximité du Commando Games. Pour lui, pas de solution sans changement : « Le tourisme quatre saisons existe depuis longtemps dans la région, avec du canyoning, de la randonnée ou du VTT, mais c’était très discret. Les stations et les professionnel·les ne misaient pas dessus parce le sport d’hiver suffisait ! » Dans son magasin, il essaie d’innover. Sa dernière proposition : le Skike, des patins tout-terrains avec de grosses roulettes.
Par rapport à d’autres massifs de moyenne montagne, le village des Rousses profite de la géologie et de la géographie de la région. « Les reliefs sont adaptés à tous les niveaux, pour les touristes qui recherchent un accès facile comme les sportifs », décrit Yann Moutote. Le Jura est aussi proche des grands bassins de population de Lyon et Dijon, mais aussi de Genève et Lausanne côté suisse, ce qui signifie de nombreux clients potentiels.
Si une prise de conscience a émergé pour dynamiser l’été, le printemps et l’automne restent deux territoires inexplorés. Au milieu du mois de mai, la station semble à l’arrêt complet. « Entre les deux grosses saisons, il n’y a pas de touristes », regrette Julie Rochat, patronne de La Pastoria, au centre du village, le seul restaurant ouvert. « Heureusement, on tient grâce aux nombreux locaux », ajoute-t-elle en servant sa cliente, une voisine. En revanche, Nicolas Rochaix, réceptionniste à l’hôtel La Redoute depuis treize ans, ne peut pas compter sur les habitants du coin. Avant la crise sanitaire, la moyenne de fréquentation de son hôtel était de 60% au printemps et à l’automne : « Et ça peut même descendre à 30% pour les mois d’avril et de novembre, soit quasiment personne ».
Ce n’est pas un cliché : au printemps et en automne, le Jura est sous la pluie. « Je suis réaliste. Considérant la météo, on ne pourra pas générer une forte fréquentation à ces périodes de l’année, avoue le directeur du Comité du tourisme, Jean-Pascal Chopard. Mais on peut faire des efforts pour attirer des touristes en juin, septembre ou octobre notamment ». Plus que vers le « quatre saisons », expression sur toutes les bouches dans le Jura, le tourisme régional se dirige en réalité vers un tourisme à deux saisons. Hiver, été. En oubliant la neige.