Les pêcheurs de “la grande bleue” craignent pour leur avenir

Pris entre la nécessité de préserver les ressources de poissons à long terme et l’impératif de leur survie économique à court terme, les petits pêcheurs de Méditerranée peinent à s’en sortir et à donner un second souffle à leur profession.

Casquettes à la Corto Maltese et mains épaissies par une vie à fouiller la Méditerranée, une dizaine de têtes grisonnantes attendent dès 8h30 le retour de pêche sur le port de Sainte-Maxime, dans le Golfe de Saint-Tropez. Même sans être du coin, impossible de passer à côté du rendez-vous matinal des anciens pêcheurs maximois, assis sur des caissons débordant de filets. Ils viennent soutenir « la relève ».

A 75 et 85 ans, Jean-Louis et Jean-Paul n’ont jamais quitté la mer des yeux, bien qu’ils ne la sillonnent plus depuis 15 ans. Sous leurs airs de cow-boy, les deux compères sont préoccupés. « Ils chantent pas les jeunes aujourd’hui, c’est pas facile », se désole le premier en s’adressant à la mer.

Le paysage local a bien changé. Les 28 pêcheurs qui faisaient vivre le port il y a cinquante ans ont pris leur retraite. Peu ont transmis leur affaire, faute d’héritier·ère ou de repreneur·se. Car le métier n’est plus aussi attractif que par le passé. « Avant on prenait puis on vendait. Point. Avec l’Europe c’est devenu un merdier, il faut mesurer les poissons, vous imaginez ? », s’agace Jean-Paul.

Jean-Louis et Jean-Paul sont deux anciens pêcheurs à la retraite depuis 15 ans. Tous les matins, ils viennent soutenir la « relève » en assistant au retour de pêche. © Alix L’Hospital

La ville côtière ne compte plus que cinq pêcheurs dont l’étal de vente se situe au beau milieu d’un parking… Il y a bien le poissonnier du marché couvert, mais il ne peut s’offrir les produits des pêcheurs locaux : trop chers. Idem pour la plupart des grandes brasseries du centre-ville dont le poisson est majoritairement issu de l’élevage.

La surpêche perdure

« Voilà Christian ! », s’interrompt Jean-Paul, alors qu’un petit bateau bardé de drapeaux multicolores sort du brouillard. Christian Percello, la quarantaine, est l’un des derniers arrivés de la bande après une carrière à la mairie de Sainte-Maxime. L’imposant gaillard, toujours jovial, débarque des caisses aux odeurs de marée pendant que les curieux lorgnent sur leur contenu. Acheter ses poissons ? Là encore, trop chers. « Mais il ne faut pas le dire », chuchote Jean-Louis, car ce qui compte, c’est que les « jeunes ne perdent pas la foi ».

« Avant pêcheur, ça payait bien », martèle Franck Cannova, un pêcheur de Cogolin au regard espiègle venu rendre visite à ses collègues.  Le problème, ce sont les poissons : « Il y en a moins qu’avant », confie-t-il. Un rapport de janvier 2020 de l’Ifremer – Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer – dresse un constat sans appel : la surpêche perdure en Méditerranée. Pire encore : aucune des populations de poissons étudiées n’est en bon état et en capacité de se reproduire durablement.

« Avant pêcheur, ça payait bien », Franck Cannova, pêcheur de Cogolin

Depuis l’instauration en 2020 des premiers quotas de pêche en Méditerranée par l’Union européenne, les pêcheurs locaux sont remontés. D’autant que Bruxelles a décidé en décembre 2020 de réduire le nombre de jours passés en mer de 7,5% et la fermeture temporaire de certaines zones pour les sauvegarder. L’objectif : préserver à long terme la viabilité des pêcheur·ses en reconstituant les stocks de poissons à des niveaux durables. Mais à court terme, ce règlement limite leur activité en passant de 200 jours de pêche à 178 par an… pour un seuil de rentabilité à 177 selon Bernard Pérez, président du Comité Régional des pêches d’Occitanie.

Christian, pêcheur maximois sur le ponton, avant d’embarquer sur son bateau. © Alix L’Hospital

Pour Christian, la pilule a du mal à passer : ici, on « relâche les poissons lorsqu’ils ne sont pas assez gros » pour préserver les espèces. Pour Pierre Morera, pêcheur depuis 32 ans et président du Comité des Pêches Maritimes et des Élevages Marins du Var, ces décisions ne viennent pas de nulle part : « Dans les années 70-80, l’Etat a été assez laxiste, notamment sur ce que l’on pouvait pêcher ou non. Aujourd’hui, il resserre la vis ».

500 euros le gilet de sauvetage

Christian connaissait les risques du métier, mais il était loin d’imaginer les contraintes administratives afférentes. La dernière en date : l’obligation d’avoir à bord un « énième » gilet de sauvetage avec balise intégrée. 500 euros. Un coût démesuré pour le pêcheur qui s’en sort tout juste avec 1500 euros par mois. Arrêter le métier ? Impossible, c’est un mordu. Mais s’il avait une famille, « ce serait une autre affaire ».

« Ils nous font choisir entre le présent et l’avenir », Christian Percello, pécheur maximois

Les difficultés financières, Christian ne s’en plaint pas. Même si à 35 000 euros le bateau, et autant en filets, mieux vaut rentabiliser. Parfois, partir en mer coûte plus cher que de rester à terre. Car ici le grand patron, c’est la météo. Face à cet impondérable, les pêcheur·ses ont la possibilité de « se débarquer » pour une journée, c’est-à-dire se déclarer inactif professionnellement auprès de l’URSSAF. Ces derniers ne payent pas de charges, mais ne cotisent pas non plus pour la retraite. « Ils nous font choisir entre le présent et l’avenir », grince Christian.

Un Saint-Pierre réservé par SMS

La bande des pêcheurs maximois est combative. Depuis la crise du Covid, celle-ci a investi les réseaux sociaux pour s’assurer quelques ventes de poissons. Comme ce matin : un gros Saint-Pierre a été réservé par SMS pour 35 euros le poisson avant même que Christian ne pose pied-à-terre.

Ces solutions, adoptées dans d’autres ports du Golfe comme à Cogolin ou à La Londe-les-Maures, sont loin d’être suffisantes. Dans le coin, le poisson frais est cher, car il ne repose pas sur une grosse industrie. Pour un homard, il faut compter 100 €, et tout le monde ne peut pas se le permettre. Les pêcheurs peuvent compter sur une poignée d’habitué·es dont Geoffrey Poesson, ancien étoilé fidèle par amitié, mais aussi par militantisme : « On doit valoriser les petits métiers qui nous permettent de faire notre boulot ». Point de vue partagé par la mairie : cette dernière prête l’étal aux pêcheurs ainsi qu’un local pour entreposer leur matériel.

Caissons remplis de filets de pêche. © Alix L’Hospital

Mais lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts, les pêcheurs sont orphelins. Il y a bien les prud’homies, associations de pêche typiquement méditerranéennes. Mais ces dernières sont quasi obsolètes. Le président du Comité des Pêches du Var, Pierre Morera, regrette la perte d’influence de cette gestion prud’homale et la montée en puissance de Comités régionaux et départementaux gérés par des « technocrates qui ne connaissent pas le terrain ». « On travaille en union avec la nature donc des règlements rigides et globalisés, ça ne peut pas fonctionner », résume-t-il en s’allumant une cigarette.

Trop risqué de former un jeune

Il est loin le temps où les fils de pêcheur·ses apprenaient sur le tas, comme Jean-Louis et Jean-Paul qui n’ont eu qu’à valider leur permis de pêche. Aujourd’hui, il faut passer par une école et suivre plusieurs stages auprès d’un patron. Mais les pêcheurs du coin rechignent à former des jeunes en raison des nouvelles normes. Auparavant, un·e apprenti·e était payé·e en fonction de la pêche du jour. Désormais, ce·cette dernier·ère perçoit un salaire fixe. Trop risqué pour les patrons.

Louis, 16 ans, est un fou de pêche. Il étudie au lycée maritime de Sète pour devenir professionnel. Des doutes, ce grand taiseux en a, mais comme Christian, il tient bon par passion. A choisir, il préférerait passer plus de temps à apprendre le métier auprès d’un·e patron·ne qu’à l’école : « Je ne suis pas sûr que ce que j’y apprends me sera très utile sur le terrain ». Selon lui, seuls 8 élèves sur 50 envisagent sérieusement ce métier. Certains préfèrent se tourner vers la plaisance, plus sécurisante. D’autres ont abandonné le projet, découragés par leur entourage.

Face à la faible attractivité de la profession, Pierre Morera a lancé en partenariat avec l’association Petrapatrimonia, l’opération « Jeunes à bord » en septembre 2020. L’objectif : permettre à cinq jeunes de reprendre l’activité d’un pêcheur bientôt retraité dans les Bouches-du-Rhône et dans le Var. De quoi rendre centenaires Jean-Louis et Jean-Paul qui l’ont promis : ils ne quitteront le port que lorsque tous les pêcheurs l’auront déserté.

Dans cette région : Digne-les-bains, Marseille, Sainte-Maxime