Les terrils, une mémoire inscrite dans les paysages du nord

Le terril 74a de Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais. © Jeanne Fourneau
La montée du terril 74a à Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais.

Ces gigantesques résidus de charbon entassés au temps de l’exploitation des mines vallonnent les terres plates des Hauts-de-France. Longtemps mal-aimés, symboles d’un passé minier douloureux, ils sont aujourd’hui réhabilités et mis en valeur au sein du patrimoine de la région. 

Dans le nord de la France, pendant 270 ans, des hommes et des femmes ont façonné des montagnes. D’un gris anthracite qui trahit leurs origines souterraines, ces gigantesques tas de cailloux forment encore aujourd’hui le peu de relief du Bassin minier. « Quand on monte sur un terril, c’est quelque chose », sourit Sylvain Tanière, 48 ans, fils et petit-fils de mineurs. Abruptes, rocailleux, ceux de Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais, sont les plus hauts d’Europe. Le plus élevé d’entre eux culmine à 188 mètres, dépassant le plus grand des monts des Flandres, le Mont Cassel, situé à environ une heure de route plus au nord. Là-haut, un vent puissant pousse les nuages dont l’ombre glisse sur les maisons alignées des cités minières. À l’horizon, le stade Bollaert-Delelis du RC Lens, et une dizaine d’autres terrils.

Un jeune couple profite du panorama au sommet du terril 74a de Loos-en-Gohelle. © Jeanne Fourneau

« Les terrils sont là grâce au labeur des mineurs », raconte Sylvain, solennel. Le bleu de ses yeux et son accent parlent avant lui. Il raconte : il est né à Fouquières-lès-Lens, dans le Pas-de-Calais, comme son père, Edmond. Et comme lui, il est musicien. Alors il reprend ses chansons. Disparu en 1991, Edmond Tanière reste une vedette dans les Hauts-de-France. Son tube, « Tout in haut de ch’terril », a même inspiré le chanteur Renaud, qui l’a repris dans son album Renaud cante el’Nord en 1993. Une chanson joyeuse qui raconte l’amour d’un mineur pour son terril, qu’il finit pourtant par ne plus pouvoir gravir, atteint de la silicose, la maladie pulmonaire dont on estime qu’elle a fauché des dizaines de milliers de gueules noires en France. « Mon père savait de quoi il parlait. Il s’est fait embaucher à 14 ans pour en passer sept au fond de la mine », se souvient Sylvain. Depuis 2012, une cinquantaine de terrils et quelque 300 autres éléments (cités, chevalements, école…) du Bassin minier sont inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il admet : « Pour moi, les terrils sont une fierté, mais je peux comprendre qu’ils peuvent être douloureux pour les familles endeuillées ». 

Une affiche incitant les mineurs à porter leur masque dans la galerie reconstituée du musée de la mine de Lewarde, dans le Nord. © Jeanne Fourneau

Des « verrues noires » symbole de la misère

Ces « verrues noires », comme il était commun de les appeler à la fermeture des mines dans les années 1980, ont longtemps été un symbole de la misère et du travail difficile des mineur·euses. Pour comprendre ce surnom, il faut expliquer comment les terrils ont été érigés. Trois siècles durant, à des centaines de mètres sous terre dans d’étroites galeries suivant les veines de charbon, les mineurs de fond ont brisé la roche noire. Torse nu pour supporter la quarantaine de degrés ambiants, ils s’éclairaient d’une longue lampe dont la taille de la flamme permettait d’alerter de la présence du grisou, un gaz explosif souvent mortel. En 1906, entre Courrières et Lens, une explosion souterraine fait 1099 morts. Les mineurs subissaient aussi la poussière de charbon et le vacarme incessant de la ferraille. À la surface, « au jour », les trieuses séparaient les morceaux de roches sur un tapis roulant. Le charbon vers les lavoirs ; les autres pierres inutiles finiraient entassées sur un terril.

Reconstitution du travail des trieuses au Musée de la mine de Lewarde. Les travailleurs de moins de 15 ans les accompagnaient sur les chaînes. © Jeanne Fourneau

Une canne et quelques racines blanches sur une intemporelle coupe au bol trahissent les 82 ans d’Olivier Royez. « Les trieuses étaient de braves femmes » raconte cet ancien mineur, fils d’un mineur lensois emporté par la silicose. Il habite maintenant dans la Somme. « Elles savaient qu’il y avait des malheureux qui récupéraient le charbon sur les terrils, alors elles faisaient exprès d’en laisser avec les cailloux », détaille-t-il. « À 10 ans, j’allais sur les terrils pour revendre du charbon aux commerçants ». Il offre quelques crêpes chaudes tout juste sorties de la poêle de Mireille, son épouse. Voilà plus de soixante ans qu’il a quitté le nord, mais la convivialité, il l’a « emmenée dans sa valise ! »

Embauché à 13 ans et demi à la fosse 12 de Lens, Olivier Royez jonglait entre ses heures de travail à la mine et les cours d’accordéon. Il s’installe sur une chaise de son salon, ses doigts courent sur le clavier de son instrument pour jouer l’air de « Tout in haut de ch’terril ». Il poursuit : « Depuis que j’ai quitté la mine à 19 ans, je ne suis jamais remonté sur un terril ». Son regard se perd, il sourit. « Quand j’en vois un, ça me fait un pincement au cœur ». Pascale, sa fille qui l’accompagne au piano, renchérit : « Il faut conserver quelques terrils, car c’est la mémoire de nos pères. Mais il faut les rendre utiles, sinon, c’est juste triste. »

Olivier Royez, chez lui dans la Somme. Accordéoniste et ancien mineur de fond à Lens, il joue “Tout in haut de ch’terril” d’Edmond Tanière. © Jeanne Fourneau
Olivier Royez joue Tout in haut de ch’terril d’Edmond Tanière.

« Le regard a changé »

La mise en valeur du patrimoine minier débute dès les années 1980, avant la fermeture du dernier puits de la région en 1990, à Oignies dans le Pas-de-Calais. « Certains élus et habitants ne comprenaient pas qu’on puisse vouloir préserver le patrimoine minier », raconte Stéphane Laridan, responsable de la médiation culturelle au Musée de la Mine de Lewarde. Installé sur le site de l’ancienne fosse Delloye, dont les portes ont fermé en 1971, le musée accueille ses premier·ères visiteur·euses en 1984.

Une décennie plus tard, le tournage du film Germinal (1993) de Claude Berri permettra de rassembler quelque huit mille figurant·es, dont la plupart étaient d’anciens mineurs. « On était de vraies stars », raconte Edmond Pruzack, 74 ans, devant les grilles de l’ancienne fosse d’Arenberg qui a accueilli le tournage. D’origine polonaise comme des milliers d’autres mineurs, Edmond a passé 25 ans dans les entrailles de la mine et les huit dernières années au fond du puits d’Arenberg. À ses côtés, son ami Aimable Patin a lui aussi figuré dans Germinal. « Après le tournage, on a monté une association, sinon on rentrait chacun chez nous », explique-t-il. Aimable est né dans les corons en face de la fosse. À 74 ans, dont 27 ans au fond du puits de la fosse d’Arenberg, il explique être atteint de la silicose.

Edmond et lui sont guides sur le site d’Arenberg, dont les vestiges sont enrichis des décors de Germinal. « Avant ma retraite en 1998, je ne disais pas que j’avais fait ce métier. Mais le regard a changé, maintenant, je me présente comme ancien mineur », affirme Edmond. Depuis le bout de son jardin, il voit un terril. « Ça vallonne le plat pays, c’est joli. Il y a quatre ou cinq ans, je suis monté tout en haut avec mon petit-fils. »

Aimable Patin et Edmond Pruzack, devant la fosse d’Arenberg où ils ont tous les deux travaillé une trentaine d’années, dans le Nord. © Jeanne Fourneau

« On sait d’où l’on vient pour mieux construire la suite »

À Loos-en-Gohelle, au pied des deux terrils désignés comme « les jumeaux », en raison de leur proximité, la fosse 11/19 est réinvestie depuis 1998 par Culture commune, la scène nationale du Bassin minier. Derrière les briques rouges de l’ancienne « salle des pendus » – où les mineurs suspendaient au plafond leurs vêtements de civils -, la scène de théâtre a remplacé les douches. Le 9 mai dernier, sept jeunes danseur·euses amateur·rices de la région s’y réunissaient pour un projet participatif autour de l’adolescence, le spectacle filmé Rock the Casbah. « Ici, l’histoire se rappelle à nous par les terrils, les chevalements… », explique Florine François, chargée de communication de Culture commune depuis 2019. Les terrils se dessinent derrière la fenêtre de son bureau, à deux pas de la cité minière dite des Provinces. « Dans notre projet, on ne met pas spécifiquement en avant les mines, mais on veut valoriser le patrimoine des cités minières et amener la culture sur le territoire du Bassin minier », ajoute-t-elle.

Florine François, chargée de communication de Culture commune, dans l’ancienne “salle des pendus” de la fosse 11/19 de Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais, transformée en théâtre. Derrière elle, les carreaux des douches des mineurs sont encore au mur. © Jeanne Fourneau
Des Loosois·es devant les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais. © Jeanne Fourneau

« On est passé d’une approche mémorielle larmoyante à une approche où l’on sait d’où l’on vient, pour mieux construire la suite de l’histoire », explique Gilles Briand, directeur d’étude au sein de la Mission bassin minier, la structure qui a porté la candidature des terrils devant le jury de l’UNESCO. Il est aussi organisateur du trail des Pyramides noires qui traverse le Bassin minier, en passant sur des terrils.

Certaines collines anthracites ont ainsi changé de couleur : parsemant le terril 94 de Lens (Pas-de-Calais), renommé l’Arena Terril Trail, des équipements permettent de s’entrainer à la pratique du trail. À Nœux-les-mines, sur le terril 42, une piste de ski a blanchi la colline. À Rieulay aux Argales (Nord), on passe du noir au vert : une forêt recouvre le terril dont une partie s’est progressivement enfoncée dans le sol, faisant remonter la nappe phréatique devenue étang. Une plage a été aménagée. « La fréquentation par les locaux des sites culturels comme les terrils est très forte, presque inconsciente. Ce sont devenus des lieux de promenades », raconte Camille Mortelette, autrice d’une thèse sur la patrimonialisation de l’héritage minier dans la région.

Un sportif enchaîne les montées et descentes du terril 74a à Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais. © Jeanne Fourneau

Frédéric Kowalski travaille depuis 30 ans pour La Chaîne des terrils, un Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) qui vise à protéger ces « tas de cailloux ». Il sensibilise au respect des sentiers. « Et si on va boire des bières avec des copains, on redescend avec les cannettes », conseille-t-il. Son grand-père polonais est arrivé en France pour travailler à la mine. « Tout ça, c’est fini, ce qui est intéressant c’est ce que l’on fait aujourd’hui des terrils ». Il est favorable à une stimulation de la région grâce à eux : l’ouverture du musée Louvre-Lens sur un terril cavalier (plat) en 2012 « a créé une dynamique ». A tel point que, comme il le remarque : « Maintenant, aux élections du coin, les candidats ont des terrils en arrière-plan de leur affiche. C’est devenu un signe d’identité, voire un signe identitaire. » 

En 2018, peut-être encore galvanisé par le succès de son film Bienvenue chez les ch’tis, Dany Boon sort un album, Les gens du Nord, dont la promotion est assurée par son interprétation de « Tout in haut deuch terril ». Sylvain Tanière, d’abord « content », mais déchante dès qu’il entend cette version à la radio. « Il faut savoir réhabiliter les terrils, comme les chansons, mais ce monsieur-là a juste chanté sans émotion ». Le clip stéréotypé n’arrange rien, et la prononciation du L de terril, réputée parisienne, non plus. « Il fallait remettre l’église au centre du village, pour mon papa ». Alors Sylvain et son orchestre enregistrent un nouveau clip sur les terrils de Loos-en-Gohelle, salué par les Nordistes, disponible sur Youtube sous l’appellation « Tout in haut de ch’terril (La vraie version) ».

Frédéric Kowalski montrant une gaillette de charbon dans les locaux du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Chaîne des terrils, situés sur l’ancienne fosse 11/19 de Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais. © Jeanne Fourneau
Dans cette région : Lille, Calais