Peine ferme : la nature plutôt que la prison
Aider à réinsérer des personnes condamnées à des Travaux d’intérêt général, c’est le pari lancé en 2014 par la ferme pédagogique de la Butte Pinson, dans le Val-d’Oise. Une expérience pionnière en France.
Un temps à la ferme plutôt que six mois de prison ferme. Pour Anis, 21 ans, le choix a été vite vu. « Je préfère être ici avec les animaux que derrière les barreaux », sourit-il en slalomant entre les enclos, veste bariolée sur le dos. « L’artiste », comme on le surnomme ici, est chez lui au domaine de la Butte Pinson, niché entre Montmagny (Val-d’Oise) et Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Le jeune homme, qui vit en Seine-Saint-Denis, est l’un des quelque 1300 « tigistes » que la structure a accueillis depuis sa création en 2014. Il a terminé ses 140 heures de Travaux d’intérêt général (TIG) au début du mois de mai.
Cette peine créée par Robert Badinter en 1983 désigne un travail réalisé sans rémunération au sein d’une structure agissant dans l’intérêt collectif. Il y a quelques mois, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) a proposé à Anis d’effectuer ses heures de TIG à la ferme. Cet amoureux des bêtes s’est empressé d’accepter : « Les animaux, pour moi, c’est une thérapie. Il m’est même arrivé de parler à une chèvre ici ! », confie-t-il. « Ce partenariat historique et atypique du SPIP 93 permet aux tigistes de changer d’air, tout en les mobilisant », se félicite Valentine de Lanouvelle, référente territoriale du TIG pour le département de la Seine-Saint-Denis.
À la Butte Pinson, certain·es fermier·ères ont été condamné·es pour trafic de stupéfiants, outrage à agent ou délit routier. Mais d’après Anis, leurs démêlés avec la justice importent peu une fois sur place : « Ici, j’ai la sensation qu’on me respecte, je ne serais jamais resté sinon ». Il revient régulièrement à la ferme depuis la fin de sa peine. Prochaine étape : un service civique qu’Anis souhaite effectuer en son sein.
Graines de citoyens
À la genèse du projet de la Butte Pinson, il y a la démarche militante de Julien Boucher. Originaire du quartier populaire de la Goutte d’Or, à Paris, il est aujourd’hui directeur d’exploitation des cinq « Fermes d’espoir » réparties sur le territoire francilien. La structure de la Butte Pinson est la plus ancienne. C’est également la seule à recevoir des tigistes.
Au programme des personnes condamnées : nettoyage de l’enclos des poules, préparation de la « soupe » des cochons Haya et Alphonse, menuiserie, peinture, ou encore accueil de groupes scolaires. Les compétences de chacun·e sont mises à profit. « La ferme est un support, pas une fin en soi », explique Julien Boucher. « On se sert de la contrainte judiciaire comme d’un sas de retour à l’emploi », précise-t-il. Objectif visé : donner du sens à la peine et lutter contre la récidive.
Lors des réunions d’intégration des nouveaux tigistes, le directeur martèle le leitmotiv de la ferme : « Soit on subit, soit on est acteurs. » Ce samedi de mai, ils sont une petite quinzaine agglutinés dans la salle informatique de la vieille bâtisse principale. Dehors, le tonnerre gronde. Un volet claque avec fracas sur la fenêtre, détournant brièvement l’attention des nouvelles recrues.
Julien Boucher jongle entre thèmes sérieux et traits d’humour : rapide historique de l’association Espoir CFDJ (Centres Familiaux de Jeunes) qui gère la ferme, diffusion de reportages sur l’Économie sociale et solidaire, débats sur l’intérêt de l’engagement citoyen. Le fermier en chef multiplie les exemples, passant de la déforestation au Brésil aux élections municipales d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis).
Changer d’air
Cissé, 52 ans, participe activement aux discussions. Dans quelques jours, ce père de famille vivant à Pierrefitte-sur-Seine troquera son élégant costume gris pour des bottes en caoutchouc. Il se dit « rassuré » par ce premier contact avec la ferme, où il effectuera trente heures de TIG. « Ma seule inquiétude, c’est la météo ! », s’amuse le nouveau venu en sirotant un café.
« Je me demandais aussi à quelle sauce j’allais être mangé lors de l’intégration », se remémore Kendal, transporteur de 35 ans. Condamné à 120 heures, cet imposant gaillard au regard doux travaille à la Butte Pinson depuis janvier. De courtes tresses noires s’échappent du bonnet gris vissé au-dessus de sa tête en prévision de cette journée pluvieuse. D’ici une trentaine d’heures, il aura réglé « sa dette à la société ».
La structure est ouverte sept jours sur sept, de 9 heures à 17 heures. Une amplitude horaire qui permet aux tigistes exerçant un emploi, comme Kendal, de venir sur leurs jours de congés. « S’éloigner du béton, ça change les idées », remarque ce « touche-à-tout ». Amateur d’informatique et de photographie, il n’avait pas remis les pieds dans une ferme depuis sa petite enfance. Son expérience en TIG lui a redonné goût à la nature.
Après cinq mois passés au vert, il regorge d’anecdotes animalières. Ses yeux sombres s’illuminent lorsqu’il évoque Haya, la cochonne caractérielle ayant failli lui croquer le mollet. Autre souvenir inoubliable : l’odeur fétide des cages des poules lors de leur arrivée à la ferme. « Cette puanteur, c’est pire qu’une tarte dans la gueule, ça va me marquer à vie ! »
Kendal compte bien revenir une fois sa peine purgée… en tant que bénévole. « Ça m’a apporté une ouverture d’esprit : tu trouves de tout ici, même des chefs de chantier ! », s’esclaffe-t-il en plongeant sa main dans un cageot de laitue. Une poignée de brebis bêlent de contentement à son approche.
Diversité sociale
Tigistes, étudiantes de l’ESSEC en stage ouvrier, jeunes en service civique : tout le monde est logé à la même enseigne une fois le portail de la ferme franchi. « On ne sait jamais vraiment qui a quel statut », remarque une bénévole de 22 ans. À l’exception de Jack, dont l’air contrarié laisse deviner qu’il n’a pas choisi d’être là.
Le tigiste aime s’insurger. « J’ai la haine contre la société, je suis un esclave moderne ! », clame-t-il tout en saluant avec affection de jeunes élèves de passage au domaine. Il signe aujourd’hui sa dernière feuille de présence. Avec 210 heures de TIG à son actif. À 39 ans, ce papa de six enfants aux airs d’éternel rebelle n’a qu’une hâte : « En finir avec ces travaux forcés et recommencer sa petite vie de famille ». Il quitte la ferme muni de plusieurs bottes de menthe fraîche mises à disposition gracieusement par l’association.
Démarche écologique
Respect de l’autre, investissement dans le travail et dialogue ne sont pas les seules valeurs inculquées aux fermier·ères en herbe. Recyclage et écologie sont également au cœur du projet.
Les « Fermes d’espoir » récupèrent des invendus de grande surface deux fois par semaine. S’ensuit une étape cruciale : le tri. Les produits en bon état sont proposés aux habitant·es du quartier gratuitement. Quant aux fruits et légumes en passe de pourrir, direction la gamelle des animaux !
Escalopes panées, gratin de chou-fleur, ratatouille : chaque repas préparé pour le personnel de la Butte Pinson est intégralement conçu à base de produits récupérés. « On fait avec les moyens du bord », résume Monique, ex-tigiste de 64 ans. Cuisinière dans un restaurant de Gonesse (Val-d’Oise) dans une autre vie, elle s’affaire désormais bénévolement derrière les fourneaux de son « centre de désintoxication au kebab ».
« Je suis la mamie de la ferme. Mes petits-enfants adoptifs arrivent toujours comme s’ils n’avaient pas mangé depuis des semaines ! » râle-t-elle avec un demi-sourire. L’infatigable doyenne reste à l’affût des bribes de chansons émanant de la vieille radio planquée dans un coin du buffet. Chaque jour, elle la règle sur la même fréquence. 90.4 FM : Nostalgie. « Ils passent systématiquement une chanson de Johnny à midi cinq. Ça me donne un repère sur le temps qu’il me reste », explique-t-elle de sa voix grave de fumeuse. « Allumez le feu » retentit soudain. Monique monte le thermostat, accélère la cadence. 25 minutes plus tard, la cloche résonne et une horde de fermier·ères hétéroclite déboule aux cris de « Merci Momo ! »
Les deux grandes tables en bois massif de la salle attenante se remplissent peu à peu. Le repas est gratuit et la pause déjeuner compte comme une heure de TIG. Une incitation à rester déjeuner à la ferme. Un moyen, surtout, d’accentuer le « décloisonnement des publics » visé par l’association. « Les tigistes sont sympas, on s’entend bien ! » sourit Kayna, 24 ans, entre deux bouchées de pâtes. Habitante du quartier, elle fait partie des dix jeunes actuellement en service civique à la ferme.
Volonté pédagogique
Nouveau coup de cloche à 13h30. Chacun·e retourne à son poste. Cet après-midi, un groupe de 63 enfants de 2 à 5 ans débarque à la Butte Pinson. Des bases tarifaires relativement basses (3 euros par enfant) permettent aux élèves des quartiers populaires de découvrir les animaux de la ferme.
« Les enseignant·es demandent parfois à ce que les enfants ne soient pas en contact avec les TIG », explique Edwige, coordinatrice de la ferme. Pour Yannick, institutrice à Sarcelles, le mélange que permet la ferme est pourtant bénéfique. « Il y a une vraie démarche citoyenne derrière tout ça », se félicite la quadragénaire. Ici, l’odeur des vaches se combine au son de l’électricité parcourant les quelques câbles visibles entre les feuillages. La ville est proche. « Ça nous permet de questionner le monde, mais vraiment à portée de main », conclut-elle.
Les activités pédagogiques de la ferme lui rapportent environ 100 000 euros par an. Une somme qui ne suffit pas à couvrir tous les frais, la majorité des financements provenant de subventions de l’Etat et des collectivités locales.
Sur le plan de l’insertion, le projet de la Butte Pinson semble porter ses fruits. Comme le souligne Julien Bouchet, « à leur arrivée à la ferme, 25 % des tigistes ont un emploi et 75 % sont au chômage. La tendance s’inverse six mois après leur sortie ».
Les TIG représentent moins de 10 % des peines prononcées par la justice française, pour un équivalent de 22 000 postes. Le gouvernement s’est fixé comme objectif de passer la barre des 30 000 fin 2022. L’antenne 93 de l’Agence nationale du TIG, l’organisme créé à cet effet en 2018, entend bien développer les partenariats en lien avec le soin animalier. Elle a tout récemment habilité une autre ferme pédagogique à Noisy-le-Grand, dans le sud du département.
Du côté de la Butte Pinson, qui a ouvert la voie, l’ambition est d’augmenter la capacité d’accueil : « On a environ 40 tigistes sur liste d’attente. On a montré qu’on savait le faire, la seule chose qui manque désormais, ce sont les moyens ! ».
Anaïs Richard