Scolytes, sécheresses, maladie de l’encre… Les nouveaux maux de la forêt normande

© Tom Nouvian
Son d’ambiance : La météo des Andaines est capricieuse. Une averse remplace le beau temps en quelques minutes.

Arbre après arbre, les épicéas périssent à cause de parasites dans la forêt des Andaines, au cœur de la Normandie. Impuissant·es, les gardes-forestier·ères, scieur·euses et apiculteur·ices ne peuvent que constater les dégâts du réchauffement climatique sur leur forêt.

Douglas Gilbert n’en revient toujours pas. « Une fois que la bestiole est rentrée, un arbre de plus de cinquante mètres peut mourir en à peine deux semaines ». Sur les deux hectares de la parcelle n°18, au beau milieu de la forêt normande des Andaines, il ne reste qu’une trentaine d’épicéas encore sur pied. Plus loin, une autre parcelle désolée abrite une centaine d’arbres sans épine, tous marqués d’un trait rose fluo. Ils seront abattus dans quelques semaines.

Le soleil de mai brille dans cette forêt à la limite de Bagnoles-de-l’Orne, mais les floraisons du printemps ne font pas effet. Couteau en main, le garde-forestier quadragénaire arrache l’écorce d’un arbre sans vie. Son tronc évidé est parcouru de galeries sinueuses de la tête aux racines. On pourrait croire à l’œuvre d’un·e sculpteur·se sur bois. Mais le responsable est un insecte parasite venu du sud de l’Europe : le coléoptère scolytidé.

Depuis 2018, la crise du scolyte décime les résineux du nord de la France. La présence de ce minuscule scarabée dans la petite forêt normande n’est pas nouvelle, mais sa prolifération est une conséquence directe du dérèglement climatique.

Jusqu’alors, ce coléoptère était un ami des épicéas. Il ne s’attaquait qu’aux arbres malades, pour les faire mourir plus rapidement et permettre aux plus jeunes membres de la forêt de se développer à leur tour. Originaire des pays chauds, le parasite profite du réchauffement des températures pour se déplacer en nuée vers les forêts du nord. Il se glisse sous l’écorce des épicéas, les tronçonne de l’intérieur, y pond une centaine d’œufs, puis vole jusqu’à l’arbre suivant. Déshydraté, l’arbre résineux ne peut que mourir sur place.

Douglas Gilbert, 41 ans et garde forestier, constate les dégâts sur une parcelle d’épicéas décimés par les scolytes © Tom Nouvian
Chênes et hêtres également menacés

« Les canicules et les sécheresses exceptionnelles des trois derniers étés ont affaibli les arbres », détaille Guylène Mathieu du département de la Santé des Forêts. A taille adulte, l’épicéa des Andaines puise environ 300 litres d’eau par jour. Mais les sols du bocage normand s’assèchent selon la technicienne du ministère de l’Agriculture. Si les arbres manquent d’hydratation, ils se retrouvent sans défense face aux nouveaux parasites.

Le chêne de Normandie est également en danger. La situation d’un arbre en particulier préoccupe Douglas Gilbert : le chêne des six frères, parcelle n°43. Cet arbre centenaire à l’imposante circonférence menace de tomber. Il est rongé par la maladie de l’encre, un champignon qui dévore ses racines.

Comme le scolyte, ce parasite originaire du Pays basque est remonté jusqu’au nord de la France avec la hausse des températures. Tel un médecin, Douglas Gilbert tâte l’arbre malade. Il le sonde, l’observe, le photographie… En vain. « L’un des rois de la forêt normande va bientôt s’écrouler », diagnostique l’expert. 

Les autres essences d’arbres ne se portent pas vraiment mieux. Le hêtre voit ses feuilles rougir dès avril par manque d’eau. La cime du bouleau crame les jours de grand soleil. « Pendant la canicule, la température au sommet de l’arbre peut atteindre les 50 degrés », précise le garde-forêt. Quant aux épicéas, l’Office national des forêts (ONF) prévoit leur disparition totale d’ici un ou deux ans. Pour la vie sylvestre, la forêt des Andaines n’a plus rien d’un havre de paix.

« Toute la filière bois est affectée »

Les sylviculteur·trices ont deux semaines pour abattre les parcelles malades. Les épicéas scolytés seront vendus aux scieries de la région avant d’être transformés en palettes de transport ou en bois de chauffage pour particulier·ères.

« C’est toute la filière bois qui est affectée », peste Yann Laudren. Lunettes de protection sur le front, le gérant quinquagénaire de la Scierie des Andaines regarde avec désarroi ses immenses scies à ruban. Cette année, les machines qui servent à découper les résineux ne seront pas allumées.

La forêt des Andaines fournit chaque année près de 30 000 m³ de bois aux professionnel·elles de la région. D’ordinaire, l’épicéa représente 25% de la production. Avec la crise du scolyte, un trop grand nombre d’arbres ont été abattus. Les marchés français et européens sont arrivés à saturation et les prix de cette essence ont dégringolé.

« On a de l’épicéa à ne plus savoir qu’en faire, se plaint Yann Laudren au milieu d’une scierie tristement silencieuse. L’épicéa part à 5 euros le mètre cube contre 70 euros auparavant. On ne s’y retrouve pas ». Dans cette entreprise familiale de neuf employés·ées, deux postes pourraient disparaître d’ici l’année prochaine. Une première pour cette scierie ornaise vieille de vingt-trois ans.

Yann Laudren, 53 ans et gérant de scierie, devant les scies à ruban réservées aux épicéas © Tom Nouvian
Le miel des Andaines pourrait disparaître

Les apiculteur·rices de la région sont également touché·es par la crise des épicéas scolytés. Certain·es de ces éleveurs·euses ont besoin d’épicéas en bonne santé pour construire leurs ruches et produire du miel de sapin.

Alors qu’il charge son camion de cartons remplis de marchandise, Ludovic Delacour se rappelle : « C’était bien plus simple de faire du miel il y a vingt ans. Aujourd’hui, la nature est sans pitié pour mes butineuses. » A 44 ans, dont trente-et-unes années à s’occuper de la miellerie familiale, l’apiculteur sait que son métier est en danger. Depuis deux ans, celui qui exploite une trentaine de ruches dans le bassin des Andaines a vu son chiffre d’affaires chuter de 38%.

Ses colonies d’abeilles noires, l’une des espèces endémiques des Andaines, sont menacées. L’hiver doux suivi d’une vague de froid en avril est fatal pour ses ruches. « Un ou deux degrés d’écart, ça ne change rien pour nous les hommes. Mais les abeilles, elles, ne peuvent pas enlever leur manteau », sourit-il sans conviction.

Cet horizon ombragé joue sur la santé mentale de l’éleveur. Au printemps dernier, Ludovic Delacour a perdu une colonie d’abeilles. Il avoue avoir frôlé la dépression. « Mes abeilles ont besoin des arbres pour leur pollinisation. Mais s’ils sont bouffés par des bestioles ou cramés par la température, elles crèvent de faim. Et moi je n’ai plus rien à vendre. »

Ludovic Delacour, apiculteur de 44 ans, accroupi près d’une de ses ruches en épicéa © Tom Nouvian
L’ONF parie sur des essences plus résistantes

À Andaines, un vent de grand reboisement souffle sur la forêt. Dix mille plants d’essences étrangères au sol normand ont été plantés, en lieu et place des arbres scolytés. Les sylviculteurs·rices espèrent introduire des espèces plus résistantes aux aléas du climat. Un plan de relance gouvernemental prévoit 150 millions d’euros au renouvellement des forêts nationales.

Chaque semaine, Douglas Gilbert rend consciencieusement visite aux nouveaux venus pour observer leur comportement. Entre deux averses normandes, les fragiles arbustes d’à peine quinze centimètres, plantés en rangs d’oignons, n’ont pas tous fière allure. « Certains ont déjà rougi sous l’effet du gel », constate-t-il en se penchant sur un plant flétri de chêne pubescent.

D’ici une vingtaine d’années, il sera possible de comparer la résistance climatique de ces nouvelles essences. « Pour l’instant, le pin maritime des Landes se porte très bien, avance le technicien de forêt. Vous imaginez l’allure d’une forêt normande avec des arbres du sud de la Gironde ? »

Douglas Gilbert sur la parcelle n°6 de la forêt des Andaines. Dans un effort de communication, l’ONF a planté un panneau « parcelle en régénération » © Tom Nouvian

Dans cette région : Lille, Calais