Entre pêcheur·ses et plaisancier·ères, la bataille du Golfe de Saint-Tropez

Port de Saint-Maxime © Augustin Bernard

En été, des milliers de plaisancier·ères investissent les eaux du Golfe de Saint-Tropez. Si les stations balnéaires de la région comptent sur ces touristes, ce sont les pêcheur·ses locaux·ales qui saturent face à l’embouteillage en mer. Conflits, filets arrachés et destruction des zones de pêche : la période estivale réveille des tensions plus vives d’années en années.

« Pendant le confinement, c’était le bonheur ». Sur le port de Sainte-Maxime, Christian transporte des caisses pleines de matériel de son pick-up jusqu’au bateau. « Avoir le Golfe pour nous pendant la pandémie, exercer notre métier sans problème, ça nous a rappelé quel enfer on vit en été », soupire le gaillard d’une quarantaine d’années. Sans les milliers d’embarcations, dont le bruit et le mouvement éloignent les poissons, la vie est revenue dans le Golfe le temps d’un instant. « En mars, j’ai vu des poissons que je n’avais pas vu depuis des années ! J’ai même pris du requin pour la première fois ! ». Derrière ses lunettes, le visage du pêcheur s’assombrit lorsqu’il évoque le problème des plaisancier·ères. Chaque année, l’affluence de touristes dans la station balnéaire qui passe de 15 000 à 60 000 habitant·es apporte son lot de problèmes en mer. Comportements dangereux, dégradation des filets de pêche ou simple perturbation du littoral : « C’est simple, l’été je ne pêche que la nuit. En journée c’est devenu impossible », déplore Christian. 

Emplacement des pêcheurs·ses sur le port de Sainte-Maxime © Augustin Bernard
Des accrochages parfois dangereux

Ce matin, le mistral retient tout le monde à terre. Sous une pluie battante, les collègues se retrouvent à l’étale des pêcheurs pour siroter un expresso à l’abri. À ses débuts, Christian se souvient d’une virée ensoleillée qui aurait pu tourner au drame. Seul sur son pointu d’environ six mètres de long, un bruit sourd l’interpelle : « Là, je vois un énorme yacht d’au moins 30 mètres qui fonce sur moi ». Il tire alors frénétiquement sur le filet qu’il vient de mettre à l’eau, de peur que le bateau fou ne se prenne dedans et l’entraîne par le fond. Le géant poursuit sa route et le pêcheur hésite à se jeter à l’eau pour sauver sa peau. Mais au dernier moment, le yacht vire de bord, et file vers le large. « Je croyais être sorti d’affaire, mais une grosse vague a secoué le bateau et l’a quasiment inondé. Tout ce qui était à bord est tombé à l’eau », raconte le pêcheur, encore écœuré. Les autres ne sont pas étonné·es, ce genre d’anecdotes est courante dans la région. « Et encore tu as eu de la chance, pas comme Jean-Baptiste Dumont », lâche Franck, jeune pêcheur dans la ville voisine de Cogolin. « Le yacht était en pilote automatique, il l’a coupé en deux, net ! ». Heureusement, l’homme a eu le temps de se jeter à l’eau, évitant de peu l’hélice du moteur.

 Christian à droite, rentre au port avec Thibaud, jeune pêcheur de Sainte-Maxime. © Augustin Bernard
« Il n’est pas difficile de se retrouver coincé dans un filet »

Dans la partie chic du port de Sainte-Maxime, des bateaux de luxe sont alignés. Il y en a de très fins, à l’allure agressive, on les appelle des cigarettes. Les cordes d’un immense voilier à deux mâts sifflent avec le vent, le bout du ponton est réservé à une dizaine de yachts, tous plus grands les uns que les autres. Ils sont tout de même moins démesurés que ceux du port voisin de Saint-Tropez. Sur le Stéphanie, un couple de Danois fait des allers-retours entre les cabines du yacht et le coffre de la voiture de sport garée sur la digue. « Le problème, c’est que l’été, le Golfe est bondé de bateaux, et les pêcheurs posent des filets immenses au bord des criques », explique Stéphanie. « Nous n’avons jamais eu de conflit avec les pêcheurs·ses, parce que l’on fait très attention aux signalisations. Il n’est pas difficile de se retrouver coincé dans un filet, et personne n’a envie d’abîmer son ancre ou son hélice ». 

De l’autre côté du port, Nathalie, loueuse de bateaux de plaisance, l’assure : jamais un seul problème avec les pêcheur·ses. « Nous faisons beaucoup de prévention pour que nos usager·ères ne jettent pas l’ancre n’importe où ». Pour défendre sa paroisse, elle explique que sa clientèle, qui navigue occasionnellement, est bien plus attentive que les propriétaires de bateaux. « Ils font gaffe à leurs cautions », conclut-elle. 

Les yachts du port de Sainte-Maxime © Augustin Bernard
« À l’époque, on sortait le fusil »

Le problème des filets arrachés est le plus fréquent pour les pêcheur·ses de la région. Posés au fond des eaux côtières, où le poisson y est le plus abondant, ils sont souvent accrochés par les ancres des bateaux qui souhaitent stationner. « Au mieux, le plaisancier s’en rend compte en remontant l’ancre et détache le filet. Au pire, il tire sur l’ancre pour se défaire jusqu’à ce que le filet cède et s’arrache », explique Marius, ancien pêcheur de 92 ans venu profiter des premiers rayons du soleil sur un banc, au bord de l’eau. Ce cas de figure, il l’a connu de nombreuses fois dans sa carrière longue de soixante ans. « À l’époque, je me souviens de journées où on sortait le fusil pour se faire respecter ». Amusé, Christian, qui n’est jamais loin, renchérit : « Un filet aujourd’hui, ça coûte entre 1500 et 2000€. C’est un vrai drame quand on s’en fait arracher un. Moi j’ai pas de fusil mais je lance mes plombs de pêche sur les gens qui vont trop loin ».

Des incidents quotidiens aux répercussions trop faibles selon les pêcheur·ses. « Vous croyez qu’un gars qui a un bateau de 30 mètres va s’inquiéter d’une amende de 100 ou 200€ ? Alors ils font ce qu’ils veulent », déplore Franck, qui aurait bien une idée pour faire respecter la loi : confisquer les bateaux pour la journée. Mais la police n’en a, selon lui, ni les moyens, ni l’envie. Pour interroger les forces de l’ordre sur la problématique des conflits entre pêcheur·ses et plaisancier·ères, c’est le parcours du combattant. À la mairie de Sainte-Maxime, à la capitainerie comme parmi les différents services d’État en mer, on se rejette la responsabilité. Personne ne semble vouloir mettre le sujet sur la table. Il faut dire que le tourisme représente une large partie des revenus de la ville, quand la pêche artisanale, elle, ne pèse plus très lourd. « Vous croyez que la mairie se soucie de cinq pêcheurs·ses, quand les plaisancier·ères rapportent des millions chaque été », interroge Franck, qui semble déjà résigné. 

 L’étal des pêcheurs·ses Ange de Crux, Sainte-Maxime © Augustin Bernard
Un coup de massue pour les pêcheur.euses

Une affaire récente illustre en particulier ce désintérêt des pêcheur·ses au profit des plaisancier·ères, toujours plus nombreux·ses. Sur le port et dans les ruelles étroites de Sainte-Maxime, on raconte que la mairie de Ramatuelle est sur le point de lancer un chantier au bord des célèbres plages de Pampelonne. « Ils vont construire un parking pour yacht », confie Franck en baissant son masque, comme pour accentuer la gravité de ses mots. « Des coffres en béton pour qu’ils puissent s’amarrer et claquer de l’argent sur les plages », ajoute Christian, plein d’amertume. Le problème ? Fixés sur le sable au fond de l’eau, ces coffres en béton empêcheront les pêcheur·ses de poser des filets dans tout le secteur. « Déjà qu’on ne pouvait plus travailler la journée avec les bateaux et leurs ancres, maintenant ces coffres vont aussi nous empêcher de travailler la nuit », peste Christian. Les côtes de Pampelonne sont très prisées par les professionnel·les de la pêche, et leur perte relèverait de la catastrophe.

De son côté, la mairie de Ramatuelle explique que le projet vise à limiter la destruction des sols marins causés par les ancres des yacht. « 350 bateaux ont pu être observés simultanément en période estivale. », explique l’avis d’enquête publique commandé par la préfecture. Dans un soupir, Franck se projette : « Si le parking voit le jour, je crois que j’arrêterai ». Les yeux dans le vide, le pêcheur, comme tant d’autres avant lui, songe sans doute à sa reconversion, loin de la mer.

Dans cette région : Digne-les-bains, Marseille, Sainte-Maxime