La success-story de Pierre Damonneville, producteur laitier bio

Dans une filière laitière en crise, les producteur·trices laitiers bio tirent leur épingle du jeu. Reportage en Mayenne, sur l’exploitation de Pierre Damonneville, l’un de ces nouveaux businessmen du lait.

Le chantier de la ferme du Val de Paille a d’abord intrigué. Ce gigantesque bâtiment de 3 000 m2 conçu pour la production laitière, ayant mobilisé des dizaines d’artisans, est venu troubler le quotidien tranquille d’une commune d’à peine 200 habitants, au cœur de la Mayenne. Pour plaisanter, on dit aux curieux·ses que le maire fait construire un Zénith. Le propriétaire du terrain, Pierre Damonnville, un Picard expatrié de 36 ans, passe pour un flambeur. Dans le village, ils sont nombreux à parier que le petit nouveau « va vite se casser la gueule ».

Lait bio : le nouvel or blanc ?

Six ans plus tard, l’agriculteur est toujours debout, et affiche fièrement sa réussite. Dans la cour de sa maison de Villepail (Mayenne), son SUV flambant neuf brille sous le soleil de mai. Seront bientôt livrés un nouveau 4×4 et un télescopique, une machine agricole coûtant environ 20 000€, qui sert notamment à transporter les bottes de paille. “Si j’investis dans le matériel, c’est que je gagne bien ma vie », confie Pierre Damonneville dans un sourire, sans dévoiler son salaire. Désormais propriétaire de trois exploitations labellisées bio, il espère en acquérir une quatrième cet été. Un choix qui s’est imposé à son installation au 1er janvier 2016, à la vue des derniers bilans comptables des structures qu’il venait de visiter. « Les fermes bio cartonnaient. Je voulais les mêmes résultats. »

Le troupeau de Pierre Damonnville est composé à majorité de Simmentales, comme ici sur la photo, et de Normandes, reconnues par les éleveurs pour la qualité de leur lait – © Léna Adami

Deuxième producteur européen de lait bio derrière l’Allemagne, la France a depuis dix ans multiplié par quatre le nombre de ses exploitations laitières estampillées bio, réalisant la plus forte croissance d’Europe. En 2019, leur production a bondi de 17% selon l’Enquête Annuelle Laitière, avec plus d’un milliard de litres du précieux liquide collecté l’année dernière. Le bio pèse désormais pour 4,2% de la production nationale. Une ruée motivée notamment par la crise économique, qui secoue la filière conventionnelle depuis plusieurs années.

Une crise du lait depuis 2015

En 2015, après la suspension des quotas laitiers qui régulaient le marché, les exploitant·es sont devenu·es des contractuel·les, soumis au prix mondial du lait, volatile et instable. Le métier s’est précarisé, et le nombre d’installations en élevages bovins lait a diminué d’un tiers entre 2010 et 2020, pour un taux total de renouvellement des fermes – le nombre d’installations par rapport au nombre de cessations d’activité – d’à peine 60%. Avec un litre de lait acheté 0,30 centimes en élevage conventionnel, c’est-à-dire vingt centimes de moins que son cousin labellisé bio, les éleveur·euses laitier·ières peinent à dégager suffisamment de bénéfices pour couvrir leurs coûts de production.

« La traite c’est matin et soir, 365 jours par an. Si l’agriculteur n’a pas les moyens d’engager du personnel, ça frise vite de l’esclavage.» – © Justine Briquet

Né avec une vache dans le ventre

Le virus des vaches, il l’attrape par ses grands-parents paternels, producteurs laitiers. Un voisin, éleveur également, lui enseigne les bases du métier. « J’ai vite compris que l’argent était le nerf de la guerre. » Dès l’âge de 7 ans, il commence à élever sa propre volaille sur la ferme familiale, courant les cours de gymnastique de sa mère les week-ends pour vendre ses poulets et ses canards, et pouvoir s’offrir un pain au chocolat la semaine suivante. Un petit commerce qui lui apprend très jeune l’importance d’être un bon gestionnaire. Il repense souvent au conseil de son grand-père : « Il me répétait toujours : si tu veux être chef d’entreprise un jour, tu gagneras plus d’argent assis derrière ton bureau qu’à balayer ta cour. » Un conseil précieux qu’il continue de suivre trente ans après.

Accompagné par son apprenti Maxime (18 ans), l’éleveur réalise lui-même l’échographie de ses vaches © Léna Adami

Diplômé du lycée agricole à 22 ans, Pierre Damonnville a été tour à tour conseiller à la Chambre d’agriculture de sa région natale, la Picardie ; commercial pour une marque de matériel de traite ; et remplaçant sur les exploitations de propriétaires partis en vacances. Des agriculteur·trices qui tenaient avec quelques centaines d’euros par mois seulement, il en a croisé beaucoup. « Ils gagnaient 25 000 euros mensuels avec le lait et 24 600 euros repartaient dans les factures », déplore-t-il, sourcils froncés. « Ces fermes passaient des années sans générer le moindre bénéfice. » 

Des rendements moins importants en bio

L’un des risques principaux de l’exercice laitier tient à la hauteur des investissements de départ, encore plus élevés en bio, obligeant les éleveur·ses à s’endetter sur des dizaines d’années. A son installation en 2016, Pierre Damonnville a ainsi misé quinze ans d’économies, et emprunté un million d’euros à sa banque, pour pouvoir s’offrir la ferme du Val de Paille. Objectif : couvrir le plus rapidement possible les 300 000 euros de reprise d’exploitation et 650 000 euros de travaux, pour viabiliser les 105 hectares qu’il vient d’acquérir et convertir sa structure au cahier des charges de l’agriculture biologique. « Je savais que les trois premières années [NDLR : la durée de conversion d’une exploitation au label biologique] seraient très dures. » Un pari osé que tou·tes ne sont pas prêt·es à prendre.

Ecoutez les vaches de Pierre Damonnville en salle de traite.

« Il existe toujours une crainte de passer en bio », reconnaît Amaury Beaudouin, le premier éleveur laitier picard à se lancer dans l’aventure, et à la tête de Lait Bio Bray, une association qui fédère les différents acteurs du territoire. Respecter le cahier des charges du bio coûte cher, notamment parce qu’il entraîne des diminutions de rendements importants. En élevage biologique, une vache va par exemple produire 6 000 litres de lait par an en moyenne, contre 10 000 pour une bête en conventionnel, nourrie au soja et au maïs. « Changer toute la ferme pour produire moins, ça n’est pas dans la mentalité agricole », conclut Amaury Beaudouin. 

Une vache en élevage biologique produit quasi moitié moins de lait qu’en conventionnel – © Léna Adami

A quelques kilomètres de là, Christian (51 ans) et son frère Jean-Claude (60 ans), éleveurs de vaches allaitantes à la tête d’un cheptel de 200 bovins sur la commune de Oisseau (Mayenne), ne croient pas à ce nouveau modèle : « Combien mettent la clef sous la porte avant même d’avoir bouclé leur trois ans ? ». En 2016, tandis que Pierre Damonnville s’installait, eux arrêtaient la production laitière dès leurs emprunts bancaires remboursés, pour ne plus être « esclaves du lait ». « La traite, c’est matin et soir, dimanche et jours fériés », racontent ces exploitants qui n’ont jamais quitté leur région natale. La peau tannée par le soleil et des années dans les champs, ils confient dans l’intimité de leur cuisine « vivre dans le rouge » depuis longtemps. Désormais, ils jurent n’attendre que la retraite. Quand ça ? « Quand on pourra », soufflent-ils.

Aucun aliment pour les vaches n’est acheté

Pour compenser des rendements moins élevés, Pierre Damonnville minimise ses dépenses, et préfère produire ce qu’il donne à manger à ses bêtes plutôt que de l’acheter – les aliments représentant 17% des charges mensuelles de l’éleveur. L’alimentation de son troupeau est assurée par un système de pâturages tournants dynamiques : 200 hectares de prairies, dans lesquelles ses bovins pâturent dix mois par an, de mi-février à mi-décembre, avec un régime alimentaire toutes herbes, qui correspond parfaitement au cahier des charges de l’agriculture biologique. « Je ne possède que 20 hectares de céréales, que je cultive pour produire mon métaye, un mélange riche en azote qui sert à équilibrer le lait. » Ses terres étant composées à 90% de pâturages, Pierre Damonnville n’a pas à labourer ses champs tous les ans, ni à déloger les animaux qui s’y trouveraient. Accroupi au milieu de l’une des parcelles, baigné dans la lumière du soir, il caresse son herbe de ses grosses mains quand un lièvre, caché à quelques mètres de lui, détale brusquement. « Un voisin, un homme de 97 ans, m’a remercié pour avoir redonné aux prés d’ici l’éclat qu’ils avaient dans son enfance. J’en ai chialé. »

Lanterne, Maggie … Pierre Damonnville appelle affectueusement toutes les vaches de son troupeau par leur nom – © Léna Adami


A l’endroit où la prairie forme une cuvette, Pierre Damonnville et son compagnon Sébastien vont bientôt faire construire leur nouvelle maison, une propriété en bois qu’ils souhaitent autosuffisante. « Face au coucher de soleil, avec une vue parfaite sur la ferme », décrit le quarantenaire en faisant de grands gestes. Alors qu’il couvre ses bêtes du regard, ses yeux se brouillent. « Mes vaches, ma ferme… C’est toute ma vie. »

Dans cette région : Villepail, Oisseau