Boom des abeilles en ville : pas forcément une bonne nouvelle pour la biodiversité

Inspection mensuelle des ruches sur le toit de l’URSSAF par l’entreprise Apiterra (12 mai 2021)

Symbole de la biodiversité à protéger, les abeilles et ruches fleurissent dans les jardins et sur les toits des Parisien·nes. Au point d’inquiéter certain·es chercheur·euses sur l’impact de cette “prolifération” dans nos villes. 

Une drôle de fumée se propage sur le toit de l’URSSAF à Montreuil (Seine Saint-Denis). La moustache cachée derrière son masque et sa combinaison de protection, Mike Hollman, apiculteur pour Apiterra, entreprise d’installation de ruches, presse l’enfumoir. L’odeur de carton et d’herbe brûlée prévient les abeilles : attention, la ruche va s’ouvrir. 

Le jeune apiculteur d’origine anglaise inspecte les cadres sur lesquels les abeilles sont posées. « Vous voyez, lance-t-il d’un ton rassurant vers l’autre bout du toit, elles sont en meilleure forme que la dernière fois ! ».  

Mike Hollman inspecte chaque cadre de la ruche (12 mai 2021) © Eugénie Meyer

Le sourire aux lèvres, Floriane Tortarolo observe la scène. Elle est chargée de projets logistique et développement durable à l’URSSAF, et les ruches, c’était son projet. « C’est une bonne chose de préserver la nature et d’aider à la pollinisation », s’enthousiasme-t-elle.  L’année dernière, lors de la semaine du développement durable, on a fait goûter notre miel aux salarié·es et expliqué comment ça fonctionne. Les gens ont adoré ! ».

Floriane Tortarolo devant les cinq ruches de l’URSSAF (12 mai 2021) © Eugénie Meyer
Une mode qui fait débat

Depuis 2016, le nombre de ruches à Paris a triplé. L’effondrement du nombre d’abeilles domestiques a provoqué un élan de sympathie pour l’abeille, qui est devenue un symbole de la biodiversité à préserver. Aujourd’hui, plus de 120 millions d’abeilles pollinisent les arbres et les fleurs de la capitale dans près de 2000 ruches : une densité de plus de 10 ruches au km2, soit quatre fois la moyenne nationale.

Cadre de ruche rempli d’abeilles © Eugénie Meyer

« On arrive à saturation », selon Benoît Geslin, écologue à l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie Marine et Continentale. En cause : une trop faible végétation disponible pour nourrir tous les insectes pollinisateurs. Parmi eux les bourdons, les papillons, ou les abeilles sauvages. Ces dernières sont souvent solitaires et plus exigeantes pour récolter le pollen. 

« Une telle densité de ruches accroît la compétition entre les différents pollinisateurs en réduisant leur ressource de nourriture », déplore le chercheur. Dans une étude qu’il a coécrite en 2019 pour la revue Plos One, il observe qu’il y a « une diminution claire de l’activité des pollinisateurs sauvages quand le nombre de colonies d’abeilles, dans un rayon d’un km, est très élevé ».

Un risque pour la diversité végétale

Or, certain·es scientifiques affirment que baisser la diversité des pollinisateurs sauvages pourrait entraîner une moins bonne reproduction végétale. Les abeilles domestiques et autres pollinisateurs ne pollinisent pas les mêmes végétaux. Les tomates, par exemple, le sont par les bourdons, pas par les abeilles.

Ces études incitent certaines villes, dont la capitale, à freiner leur appétit d’abeilles. Dans son plan biodiversité 2018-2024, Paris plaide pour une « apiculture responsable en veillant à ce que les ressources nutritionnelles (…) soient en quantité suffisante pour assurer le maintien des pollinisateurs sauvages ».  D’autres villes comme Lyon, Metz ou Besançon ont même commencé à retirer des ruches. 

Une pratique sans limite

Malgré la mise en garde scientifique, il n’existe pour l’instant aucune limite à l’installation de nouvelles ruches. Et là où il y a plus de demandes, c’est sur le toit des entreprises. Depuis sa création en 2010, Apiterra a installé 696 ruches sur les toits de 247 entreprises, principalement en Île-de-France. En développement, l’entreprise vient de recruter un quatrième apiculteur dans la région.

Mike Hollman dans sa camionnette, entre deux visites de ruches (12 mai 2021) © Eugénie Meyer

Redescendu des toits de l’URSSAF, Mike continue sa tournée en direction d’un collège. Au quotidien, il ne constate pas cet aspect négatif sur la biodiversité et observe toujours autant d’espèces : « On a des sites avec des nids de guêpes qui vivent à côté, des nids de frelons…  je ne constate pas que les ruches leur nuisent particulièrement ».

Mais il reconnaît la fragilité de l’espèce.  « Tout n’est jamais tout noir ou tout blanc », se défend l’apiculteur.  « Mettre des abeilles, ça dépend pourquoi on veut le faire, et comment on le fait », précise-t-il. « Si l’environnement ne s’y prête pas ou si les raisons d’installer des ruches ne sont pas bonnes, il arrive qu’on refuse un projet ».

Mike Hollman au collège Cesaria Evora, à Montreuil, après avoir installé les ruches (12 mai 2021) © Eugénie Meyer

Mais l’aspect le plus important pour lui c’est que l’abeille est « un parfait moyen de communiquer sur la nature (…) On fait des animations dans les grands groupes où les gens ont la tête dans leurs mails, leurs projets et leurs réunions. Ils sont plus à l’écoute quand ils ont leur pot de miel et quand ils assistent à une animation au sujet de l’abeille, que quand on leur dit à la télé qu’elles disparaissent. Après nos activités, on nous demande souvent comment venir en aide aux abeilles… On fait ce qu’on peut à notre échelle », défend l’apiculteur.

Et opposer abeilles domestiques et autres pollinisateurs, « ce n’est pas un bon débat, explique Mike. Il faut surtout comprendre pourquoi il n’y a pas assez à manger pour tous ! ».

Protéger l’abeille différemment

La question de la végétalisation de Paris est au cœur des préoccupations d’Happyculteur, association de protection des abeilles et de formation à une apiculture raisonnée. Constatant qu’il y avait assez de ruches à Paris, l’association a décidée de ne s’occuper « que des ruches qui étaient là avant et de ne pas en installer de nouvelles », explique sa responsable Léa Gennie. L’association privilégie les ruchers partagés pour limiter le nombre d’abeilles, et sa protection de la biodiversité ne s’arrête pas là.

Formation à l’apiculture au Camping de Paris (8 mai 2021) © Léa Guedj

Chez Happyculteur, apprendre à s’occuper de l’abeille, c’est aussi connaître son environnement et la biodiversité qui l’entoure. Sous la pluie fine du bois de Boulogne (16ème arrondissement de Paris), une vingtaine d’élèves assiste à son premier cours pratique d’apiculture écologique. Couverts d’une combinaison de protection flambant neuve, les voilà dans la peau d’apiculteur·rices, deux fois par mois.

 « On nous apprend à prendre conscience des plantes, et c’est toute la biodiversité que l’on découvre à travers l’abeille », explique Alex Ye, 32 ans. Il suit la formation pour « se rapprocher de la nature ». 

Alex et Judith devant une ruche (8 mai 2021) © Léa Guedj

Accroupi, il nettoie une ruche sous le regard de Judith Green, formatrice bénévole de l’association. «L e problème, c’est que beaucoup d’apiculteurs nourrissent leurs abeilles avec du sucre et non des plantations », explique l’apicultrice d’origine allemande. « Il faut trouver un équilibre entre l’abeille domestique, l’abeille sauvage et les pollinisateurs ! Et cela en plantant des plantes et des fleurs : il faut reverdir Paris ! », insiste-t-elle en souriant.

Judith Green, formatrice bénévole chez Happyculture (8 mai 2021) © Léa Guedj
Plantez des fleurs!

Deux fois par an, l’association organise des ateliers de végétalisation de la capitale. Elle a aussi lancé l’opération “Des fleurs à tous les coins de ruche”. Chaque parisien·ne qui le souhaite peut acheter un “bee’kit”, un kit de fleurs prêt à planter sur son balcon. A chaque kit planté, c’est 960 abeilles qui seront nourries, explique l’association.  

De très bonnes initiatives pour Benoît Geslin, qui doivent être prises individuellement et collectivement. « La clé pour multiplier la biodiversité, conclut l’écologue, c’est de multiplier les formes de vies, et développer l’hétérogénéité des habitats ». En effet, 75% des abeilles nichent dans le sol. « Il faut casser du béton et enlever l’imperméabilisation des sols » tranche le chercheur. 

Dans cette région : Paris, Saint-Denis, Nanterre, Ivry-sur-Seine