Des sorcières bien-aimées

Elles célèbrent la pleine lune, croient aux bienfaits de la méditation et des plantes sauvages. Rencontre avec celles qui se disent « sorcières », préoccupées par le féminisme et la nature. Loin des balais et des chapeaux pointus. 

L’appartement montmartrois de Judith Vieille sent bon le benjoin et la vanille, restes du papier d’Arménie que cette maman de deux enfants fait brûler dans une coupelle de cuivre. C’est sa benjamine, Élisa, qui ouvre la porte. Du haut de ses huit ans, elle s’excuse pour « le gros bazar », montrant tour à tour les chaussures entassées, les produits de beauté en pagaille dans la salle de bain et les ouvrages de méditation qui s’empilent dans le séjour. 

Difficile d’imaginer que ce cocon parisien puisse être l’antre d’une sorcière. À part une mèche blanche plaquée derrière l’oreille, Judith n’en a même pas l’allure. C’est pourtant ainsi que se présente la fondatrice de MŪN, la première école de sorcellerie parisienne. À 42 ans et après douze ans à conseiller les entreprises sur l’égalité professionnelle et salariale entre hommes et femmes, Judith a changé de voie pour « reconnecter les femmes à leur sorcière intérieure ».

Exit, l’image de l’horrible mégère entourée de ses chaudrons et ses crapauds. La définition de la sorcière s’est élargie. Chacun·e s’en empare à sa façon et lui donne une signification propre. Elle est brandie comme un étendard par les mouvements féministes post #MeToo, qui y voient une figure rebelle, indépendante. Elle fait l’objet de livres à succès – 342 000 ventes pour l’essai Sorcières de la journaliste suisse Mona Chollet (2018) –  et inspire les pros du développement personnel. Mais elle est aussi, comme toute idée en vogue, exploitée par des coachs qui dispensent des formations fumeuses, sans grand résultat.

« La sorcière est devenue un canon esthétique »

Judith, qui considère la sorcellerie comme une spiritualité pour réduire le stress et écouter ses intuitions, regrette cette récupération : « ça me déprime. La sorcière est même devenue un canon esthétique alors que c’est tout le contraire. J’essaie d’accompagner les femmes sans donner la moindre injonction. » Chez elle, pas de cours de potion magique ni de tutos pour apprendre à se servir d’un pendule. MŪN propose plutôt des ateliers de méditation, des formations pour apprendre à utiliser les plantes au quotidien, et même des « cercles de femmes », des réunions, pour célébrer la pleine lune.

Cette dernière idée s’inspire d’une tradition amérindienne, qui consistait pour les femmes à se retirer sous un tipi durant leurs menstruations, synchronisées avec le cycle de la lune. Pendant ces réunions non-mixtes, les femmes dansent, chantent, méditent et gagnent en assurance. Comme une chambre à soi pour retrouver « cette source de puissance, d’amour et de lumière souvent très planquée, mais que l’on porte tous et toutes en soi », explique Judith.

Par des jeux de symboles, le tarot de Marseille explore des perspectives pour faire face à des situations particulières. Judith Vieille l’utilise pour conclure ses méditations. © Marine Slavitch

Réparer les femmes

Depuis l’enfance, Judith sent qu’elle est à part. « Quand j’étais ado, je me pinçais le matin en me réveillant pour vérifier que j’étais bien moi et que j’étais bien en vie. J’ai longtemps cherché la raison de ma présence sur Terre. » Sa révélation, elle l’a eue il y a trois ans, lors d’une rencontre avec la chamane américaine Brooke Medicine Eagle. Le magnétisme de la chamane, supposé favoriser la libération des émotions, lui a donné l’impulsion nécessaire pour créer MŪN. « Je suis allée la voir pour un soin énergétique qui permet de libérer les émotions par imposition des mains. J’avais à peine mis un pied dans son cabinet qu’elle m’a demandé quelle était ma mission. J’avais déjà en tête de soigner les femmes, de les aider, mais avec elle, j’ai immédiatement visualisé MŪN. »

Judith pense à ouvrir son école aux hommes, pour leur permettre de retrouver leur part de féminité affaiblie par des millénaires de patriarcat. Mais, pour la mixité des cursus, il faudra attendre. « Les femmes ont trop à réparer, et cette réparation devra se faire dans un premier temps entre elles », explique Judith. Camille Sfez, psychologue et autrice de La Puissance du féminin adhère à cette idée. « Il se passe quelque chose de particulier quand les femmes sont entre elles. Pour elles, les hommes représentent essentiellement un danger, quelqu’un à séduire ou une figure paternelle. »

Pour l’heure, la priorité reste l’adaptation à la crise sanitaire. Les règles gouvernementales n’autorisent pas l’école à rouvrir, alors la thérapeute en profite pour repenser son projet. Le siège parisien de MŪN déménagera bientôt dans le Marais poitevin, près de Niort (Deux-Sèvres), à l’écart de l’agitation parisienne.

Un retour à soi spirituel

En attendant, les sorcières s’adaptent. Des méditations ont lieu chaque dimanche sur Zoom. En une heure, Judith accompagne une dizaine de femmes dans un exercice de relaxation, qui permettrait de révéler leur « sorcière intérieure ». Mais toutes n’arrivent pas à la trouver du premier coup, parce qu’elles n’en ont pas toujours la force et parce qu’il peut être difficile, pour une femme, d’accepter de se reconnecter à un corps souvent objectifié, parfois maltraité. « Votre sorcière sait exactement ce qu’il vous faut, à quel endroit, à quel moment », rassure Judith. Alors, le silence se fait. Et, derrière l’écran, toutes se concentrent, les yeux clos, à la recherche de cet autre soi.

Un atelier de méditation guidée sur Zoom, animé par Judith Vieille. © Marine Slavitch

À la fin de chaque session, les participantes partagent leurs humeurs et sensations. Certaines sont parvenues à rencontrer leur sorcière. C’est le cas de Julie. Elle décrit un moment hors du temps, proche du coup de foudre. « Il y a eu énormément de visions décousues. J’ai retrouvé ma sorcière et je me suis écroulée à ses pieds. Elle est tout de suite venue se lover contre moi et se fondre en moi. Et les hallucinations ont continué. J’ai l’impression que cela a duré des heures. » 

Pour Ségolène De Guelte, éthologue bretonne de 28 ans, le chemin pour retrouver sa sorcière n’a pas été simple. « J’ai eu besoin de temps pour m’accepter en tant que sorcière. Cela vient peut-être d’une vie antérieure. On a toujours associé les sorcières à quelque chose de malveillant, jusqu’à les brûler. » C’est grâce à Flipper, son cheval, qu’elle a évolué. Assise sur le dos de l’animal, elle a appris à libérer ses émotions. Un temps de méditation, seule, où elle se concentre uniquement sur la nature autour d’elle. Une première étape fondamentale pour la jeune femme. Soucieuse d’entretenir ce lien à la nature, la sorcellerie s’est imposée comme une évidence pour elle.

Ségolène De Guelte, l’éthologue équine devenue sorcière.  © Marine Slavitch

Des sorcières éco-féministes

Derrière ses piercings et ses tatouages – une lune et des runes vikings qui la font ressembler à une rockeuse grunge, Ségolène émet une douceur rassurante qui donne envie de tout lui raconter. « Je suis celle qui écoute et qui conseille. Je n’ai aucun tabou. Je ne sais pas si c’est un don, mais j’en ai fait une mission, sourit-elle. On dit qu’une personne blessée blesse forcément les autres mais je pense qu’une personne guérie guérit les autres aussi. »

Ségolène De Guelte dépose un pendule, un double vajra, symbole d’équilibre et un quartz rose sur le grimoire où elle note ses rituels. © Marine Slavitch

Pour Ségolène, pas de sorcellerie sans connexion avec les arbres, les fleurs ou les animaux. « Les hommes ont toujours cherché à prendre le dessus sur les femmes, la faune, la flore, soupire Ségolène. On a besoin d’entrer en sororité avec la nature, maintenant. » Une sorte de convergence des luttes. Elle poursuit : « Je me suis toujours sentie proche de Gaïa, notre Terre mère. Aujourd’hui, je suis végétarienne, et je me nourris essentiellement de ce qui provient de la terre. C’est ma manière d’être proche de la nature. »

Des sorcières engagées politiquement, comme l’activiste américaine Starhawk, se déclarent « éco-féministes ». Figure majeure des rassemblements antinucléaires des années 1980 aux Etats-Unis, elle s’est également rendue sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il y a trois ans. Lors des manifestations auxquelles l’activiste participe, la sorcière invite les femmes à danser, chanter et entrer dans un état proche de la transe.

Un tirage du tarot de Marseille. © Marine Slavitch

Mais, si la sorcellerie suscite l’engouement, elle n’ouvre pas forcément l’esprit. En décembre dernier, un sondage IFOP montrait un lien entre la croyance dans les parasciences, catégorie dans laquelle est classée la sorcellerie, et l’adhésion aux théories complotistes. « J’évite de me perdre sur les forums de discussions et je m’informe quotidiennement en lisant la presse. Lorsque l’on pratique la sorcellerie, il ne faut pas se prendre trop au sérieux, insiste Ségolène, la sorcière tatouée. On peut avoir l’impression d’être dans une bulle, déconnecté·es du monde. Pour des personnes fragiles, cela peut vite devenir dangereux. »

Du côté des réseaux sociaux, des influenceuses s’auto-proclament sorcières et apprennent à leur jeune audience à concocter des potions ou des bijoux, surfant sur la mode. Sur TikTok, le hashtag #WitchesOfTikTok cumule plus d’1,7 milliards de vues. Aujourd’hui, n’importe qui peut se déclarer sorcière. Camille Sfez encourage à repérer les mauvaises intentions des nouvelles magiciennes du marketing : « Les réseaux sociaux sont des outils de communication et des espaces de publicité, et les influenceuses utilisent l’esthétique de la sorcière pour gagner des clics. En réalité, la magie a lieu ailleurs. » 

Dans cette région : Brest, Ouessant, Saint-Malo, Languedias