Quand l’école pointe son nez dehors
Le ministre de l’Éducation nationale recommande de faire classe en plein air pour freiner la propagation du Covid-19. Reportage dans la Drôme, où de plus en plus d’écoles organisent des cours dans la nature. Façon classe verte, mais toutes les semaines.
Le long de la départementale 67, une fois passées les plaines venteuses du village de Crépol (Drôme), un bois feuillu cache l’horizon. À l’orée de la forêt, entre mille branchages et quelques rais de lumière, une pancarte « École buissonnière » ouvre la voie. Puis un chemin boueux guide jusqu’à une tente et une parcelle de terre. Là, des bambins, six ans tout au plus, s’activent sur l’humus encore frais, autour d’un tronc déraciné. « À l’abordage », crie Bénédicte, sept ans, dressé sur l’arbre mort, devenu soudain la carcasse d’un bateau. « Sortez les boucliers, les pirates arrivent », alerte Ruth Joiner, l’animatrice et propriétaire des lieux depuis cinq ans. Pour un peu, le fracas des vagues ferait trembler les feuillages du bosquet.
Depuis que le coronavirus rôde, nombreux·ses sont les enfants à se frayer un chemin jusqu’au bois de Ruth Joiner. Encore plus depuis le 22 avril dernier, quand Jean-Michel Blanquer a exhorté les enseignant·es à faire classe dehors. « L’école en plein air sera encouragée, car la saison le permet », a lancé le ministre de l’Éducation nationale. « Pour la première fois, l’État reconnaissait les vertus de l’apprentissage en extérieur », s’enthousiasme Moïna Fauchier-Delavigne, co-auteure de L’enfant dans la nature : pour une révolution verte de l’éducation (Fayard).
Si l’idée se développe aujourd’hui en France, elle n’est pourtant pas nouvelle. Depuis des années, des cours se font dans la nature – un bois, un jardin ou un champ – un ou plusieurs jours par semaine. Et ce, essentiellement dans les pays scandinaves, inventeurs de la pédagogie hors les murs. Au Danemark, deux maternelles sur dix font cours dehors. En France, c’est encore balbutiant : on recense seulement une quarantaine d’écoles dans la forêt selon le Réseau de Pédagogie Par la Nature. Mais, depuis trois ans, grâce à de récentes études scientifiques et à la salve de confinements, « elles se sont multipliées et ont été légitimées », se félicite Moïna Fauchier-Delavigne.
Des écoles publiques, qui passent au vert
Flavie Braux, directrice de l’école maternelle publique Les Berthalais, à Mirabel-et-Blacons (Drôme), va suivre les conseils du ministre à la lettre. Au début de l’année, elle s’est baladée en forêt, de temps à autre, avec ses vingt-cinq élèves. Mais le mois dernier, elle a décidé de mettre les bouchées doubles. Elle a longuement cherché un bois, non loin de l’école, taillé quelques branches, et décidé d’y revenir chaque semaine. « Je veux qu’ils s’approprient la forêt, qu’ils y bougent et qu’ils y rêvent, même quelques heures », confie-t-elle. Là-bas, à une quinzaine de minutes de marche de la cour de récréation bétonnée, elle pourra faire classe dans les herbes hautes et la fraîcheur des ondées.
Elle leur apprendra à compter avec des cailloux. Mais surtout, elle les habituera à l’inconfort. Pieds mouillés et doigts terreux ne lui font pas peur, c’est même ce qu’elle recherche. « Depuis le début de la crise sanitaire, les enfants se sont accoutumés à avoir tout, tout de suite. Ils ont été couvés par leurs parents. Ils voudraient que la maîtresse les bichonne autant que leur maman », se désole-t-elle. Le covid-19 a été son déclic. Progressivement, elle a commencé à délaisser le tableau noir de l’instituteur·rice pour les frondaisons voisines.
Sortir permet aussi de contourner le protocole sanitaire des écoles, qu’elle juge « trop contraignant ». Pas le droit de s’échanger un ballon, ni un crayon. Obligation de porter le masque. Flavie Braux s’est transformée en « femme de ménage », dit-elle. Aller faire classe dehors lui permet de recréer du partage entre les enfants. « Plus on leur laisse la liberté d’être eux-mêmes, plus ils le seront », renchérit-elle.
La brouette à défaut de la tablette
Dans l’Académie de Poitou-Charentes, la directrice des Berthelais est loin d’être un ovni. Conseillère pédagogique dans la région et adepte de l’école du dehors depuis 2010, Chrystel Ferjou a vu la demande augmenter en un claquement de doigt. Jusqu’à l’an dernier, les requêtes étaient isolées. Une trentaine d’établissements publics du département faisait cours en extérieur, le temps d’un après-midi, tout au plus. « Depuis la fin du confinement, cent cinquante classes s’y sont mises », s’étonne-t-elle, non sans fierté.
Elle y voit le symptôme d’une société à bout de souffle, en quête d’une alternative à l’urbanisme et aux écrans. Les petits pirates de L’École buissonnière de Crépol ne la contrediront pas. Phirmin, douze ans, tout juste débarqué au collège, s’offre une cure de nature chaque mercredi après-midi. « La console, c’est vite pénible », lâche-t-il, encore essoufflé par ses allers-retours dans le bois. Chaussures de randonnée aux pieds, jogging sur le dos, il a tout l’air d’un sportif.
Ce jour-là, il construit une cabane « comme dans Minecraft », le jeu vidéo, pendant que sa camarade Charlie prépare une glace à la boue. « Dans la forêt, j’ai l’impression de renaître et d’être libre, pas enfermée entre quatre murs », s’exclame la petite de huit ans. Au retour du confinement, quand les enfants des écoles environnantes sont revenu·es aux ateliers extrascolaires, la directrice, Ruth Joiner, a constaté que les petit·es étaient plus agressif·ves. Ils et elles arrachaient les fleurs, les pissenlits, soufflaient frénétiquement dessus, sabotaient les branchages. « J’étais heureuse de leur offrir à nouveau un espace sécurisé pour extérioriser leurs émotions », raconte-t-elle.
« Ici, vous avez le droit de vous salir »
À quatre-vingt kilomètres de là, dans la Drôme, Laure Martin fait figure de pionnière. Directrice de l’école privée Montessori Que la joie demeure, à Véronne, elle s’est lancée dans la pédagogie par la nature il y a huit ans. Nichée en haut d’une colline, au bout d’un chemin sinueux, la bâtisse en travaux accueillera encore plus d’enfants à la rentrée prochaine : une soixantaine de petits, âgés de trois à onze ans, contre une douzaine à l’ouverture en 2013.
En ce début de matinée, au sommet de la côte, yourte, potager, balançoire, fleurs et fourmis attendent les élèves de l’école. « Ici, on apprend par l’expérimentation et la confiance. Sous le dôme le matin et dehors l’après-midi, et sans suivre le programme de l’Éducation nationale », se gaudit Laure Martin. D’après elle, le but n’est pas d’accumuler des connaissances théoriques sur la nature mais de « vivre en communion avec elle ». Les enfants font du jardinage, étudient la faune, arrosent les plantes, tricotent, peignent, sautent à pieds joints dans la mare de boue. « Vous avez le droit de vous salir, c’est bon pour la santé », lance la directrice à sa troupe, sans craindre les gros yeux des parents accompagnateur·rices.
Désormais, beaucoup de parents rejoignent l’école, non « pour révolutionner le système », mais simplement « pour faire respirer leur progéniture, qui ne supporte plus le masque », explique la directrice, bandana sur les cheveux, teint hâlé. L’inscription à l’année coûte en moyenne deux mille euros par an et par élève.
« Payer pour jouer dehors »
Beaucoup d’enfants n’ont pas accès à ces écoles alternatives. Car, souvent, la pédagogie par la nature reste coûteuses, et cantonnées aux institutions privées. À l’école maternelle des Ors de Romans-sur-Isère, la directrice Marie-France Grimmer est amère : « On paie aujourd’hui pour que nos enfants jouent dans la forêt. C’en devient absurde ». Voilà des années que cette institutrice du public se bat pour faire classe dehors, sans obtenir de soutien de l’Education nationale.
Même constat du côté de l’école maternelle de Mirabel-et-Blacons. Faire classe dehors est longtemps resté une chimère pour Flavie Braux. « C’était très difficile de faire bouger les lignes, que ce soit du côté de la mairie, des parents ou du rectorat », se désole celle qui a dû payer elle-même une partie du matériel. La voilà devenue, en l’espace de quelques mois, « la reine du système D », d’abord pour se former, puis pour trouver un espace vert adéquat.
L’autre obstacle reste l’éloignement. En ville, il faut un parc à proximité ; à la campagne, un bois ou un pré facilement accessible. Autrement, l’après-midi vire rapidement au voyage scolaire. « Beaucoup de classes ne peuvent pas venir à L’École buissonnière à cause du coût du transport scolaire », se désole Ruth Joiner, en regardant sa troupe de bambins tournoyer dans les bois. Il est 16h06, la bise se lève sur les hauteurs du Vercors. Et emporte avec elle les angoisses des enfants.