Plages, cocotiers et précarité : la vie pas toujours rose des nomades numériques
Profiter d’un paysage naturel somptueux tout en travaillant. La perspective séduit de plus en plus de travailleurs en free-lance. Mais derrière la carte postale, l’expérience peut faire déchanter.
Un ciel gris, le bruit des klaxons, une lumière blafarde, une foule abondante sur les voies. L’atmosphère est coutumière aux alentours de la gare de l’Est, à Paris. « C’est ce style d’ambiance-là que j’ai voulu fuir », explique Marie Grunewald. Elle a voulu changer de vie. Après un burn-out, la jeune femme quitte les gratte-ciels de Londres, où elle a vécu pendant cinq ans. Son objectif : sortir de l’environnement étouffant d’une grande ville, retrouver les grands espaces, faire de la randonnée. « Pas pour aller dans une cabane au milieu des bois, mais j’avais besoin d’accéder rapidement à la nature », affirme celle qui a 30 ans.
Pour y parvenir, elle se met à son compte et devient organisatrice de voyages en 2017. Elle rêve d’indépendance, de voyages, de verdure. Dans sa valise, il n’y aura qu’un ordinateur et quelques affaires. Elle rend les clés de son appartement londonien et décide d’exercer son activité à distance. Jamais au même endroit, elle circule de pays en pays pour savourer la beauté de la biodiversité. Alors qu’elle n’en avait pas conscience à ses débuts, elle mène le quotidien d’une « digital nomade », une « nomade numérique ».
Cette expression venue de l’anglais qualifie les personnes qui travaillent tout en voyageant. Ce n’est pas un métier, mais un mode de vie. Pour Benjamin Dubertrand, spécialiste des modes de vie alternatif, les « nomades digitaux sont des personnes qui ne supportent plus le rythme métro-boulot-dodo d’un salarié ». Souvent aussi, celles en quête de reconnexion avec la nature. Cela est rendu possible par l’utilisation des nouvelles technologies, qui permettent d’exercer son activité professionnelle en ligne. L’emploi n’étant plus attaché à un lieu particulier, il devient possible de travailler partout sur la planète, à condition d’avoir une bonne connexion internet.
Peu développée il y a encore quelques années, cette façon de vivre se répand. Dans le monde, près de 4,8 millions de personnes sont considérées comme « digital nomades » d’après la dernière étude réalisée en 2018 par MBO Partners. Pour la société d’investissement américaine, les nomades numériques sont des personnes qui choisissent d’adopter un mode de vie indépendant de l’endroit où elles se trouvent et basé sur la technologie, qui leur permet de voyager et de travailler à distance, partout sur la planète. Et la pandémie pourrait agir comme un facteur puissant de développement des « nomades digitaux ». Nombreux sont ceux qui ont pris l’habitude d’ajouter quelques semaines de travail à distance dans leur emploi du temps.
Pour autant, ce quotidien d’itinérant comporte de nombreux écueils, souvent passés sous silence. « Ce mode de vie ne correspond pas à tout le monde, il faut être prêt à faire certains sacrifices », reconnaît Marie Grunewald.
Teint hâlé, cheveux ébouriffés et paupières légèrement gonflées, la trentenaire rentre du Brésil en ce gris vendredi parisien. Son large sac à dos de voyage fut son unique compagnon de route. Pendant cinq mois, elle a visité le plus grand pays d’Amérique du Sud, tout en travaillant en parallèle pour son agence. Îles paradisiaques brésiliennes, pampa argentine, paysages vallonnés uruguayens. Marie a déjà beaucoup profité de sa liberté de « digital nomade ». Pleinement épanouie dans sa nouvelle vie, elle concède toutefois être passée par des moments compliqués. Particulièrement à cause de l’éloignement avec sa famille. « Je suis très proche d’eux, c’est difficile d’être loin. Parfois, j’ai envie de claquer des doigts pour les faire apparaître ».
Elle n’était pas en France pour fêter les 18 ans de son frère. Elle n’assiste pas à l’éveil des enfants de ses frères et sœurs. Pour conserver un lien fort, les nouvelles technologies jouent un rôle déterminant. « Lors des repas de famille, ils mettent le téléphone sur la table pour que je sois avec eux, même virtuellement », déclare-t-elle avec de l’émotion dans la voix.
Une distance d’autant plus difficile à gérer que ce mode de vie implique des longs moments de solitude. Un « digital nomade » est obligé de travailler durant son voyage, ce qui l’isole considérablement des autres voyageurs. « La solitude est pesante, il faut aller à la rencontre d’autres travailleurs nomades », confirme Marie. Une communauté s’est formée sur les réseaux sociaux et des rencontres sont régulièrement organisées. Mais à chaque changement de pays, il faut recommencer à zéro. « On fait des connaissances, et après, il faut partir », regrette-t-elle.
Pour répondre à son besoin de flexibilité, Marie n’a jamais souhaité reprendre de logement après son départ de Londres. « Je préfère investir mon argent dans les voyages ». Son camp de base est situé à Yutz (Moselle), lieu de résidence de ses parents. « Je rentre une à deux fois par an, j’y ai laissé beaucoup d’affaires et de paperasses ». Une logistique qui s’ajoute à l’inconfort à son rythme de vie. « Il n’y a aucun endroit où je peux me dire que je rentre chez moi. Je suis obligée de m’adapter aux emplois du temps des personnes chez qui je loge », certifie-t-elle. Mais pour l’instant, elle n’a pas prévu d’en changer, aucun endroit ne répond à son désir de nature et d’aventure.
Marion Geyres au mois de mai 2021 exerce son activité de rédactrice web depuis Bures-sur-Yvette à cause de la pandémie. © Benjamin Falanga
Au contraire, Marion Geyres, elle, a décidé à 29 ans de poser à nouveau ses valises à Bures-sur-Yvette (Essonne). Loin de la ville, pour profiter de l’environnement vert des alentours. « Digital nomade » depuis trois ans, elle souhaite se rapprocher de sa famille. « Je suis devenue tata, je veux voir ma nièce grandir », déclare-t-elle au milieu des cartons dans son logement de transition. Pas question pour autant d’arrêter de voyager. Rédactrice web freelance, elle est devenue “digital nomade » après le dépôt de bilan de son précédent employeur. Elle ne regrette pas sa décision, et savoure l’indépendance gagnée. La Toulousaine de naissance a pu exercer son activité depuis Nice, Canet-en-Roussillon ou la Thaïlande. Pour autant, elle reconnaît que « malgré les apparences, être digital nomade, c’est énormément de stress ».
Devenue auto-entrepreneuse, Marion est perpétuellement en questionnement concernant son activité professionnelle. « Je ne peux compter que sur moi, personne ne va vérifier mon activité », confie-t-elle. Pas de collègue de travail, pas de patron et un environnement de travail changeant. Cela rend parfois la frontière entre le professionnel et le personnel délicate. « Je suis en permanence rattachée à mon activité, il est parfois très difficile de déconnecter ». Même pendant son voyage, la jeune femme doit être en mesure de répondre à la demande de sa clientèle.
Au début, elle reconnaît avoir eu du mal à gérer la pression mise par ses clients. « Ils prenaient le pas sur mon quotidien, je n’arrivais même plus à profiter d’aller à la plage ». Un stress également ressenti durant les périodes de repos. « Être en permanence sur les routes engendre de l’angoisse, tu profites moins du voyage », livre-t-elle. Pour réduire son anxiété, Marion participait à des cours de yoga au cœur de la forêt en Thaïlande.
Camille Deman, ici à Valenciennes en mai 2021, espère pouvoir travailler depuis le Nicaragua. © Benjamin Falanga
Un équilibre entre ville et nature. C’est ce qu’espère Camille Deman, 31 ans. Chercheuse spécialisée en primatologie, elle se passionne pour le comportement des animaux. En 2013, elle s’est rendue en Russie pour examiner celui d’une famille d’ours. Il y a de cela quelques mois, elle devait se rendre en Afrique du Sud pour observer une espèce de singe.
Un projet qui a dû être interrompu en raison de la pandémie. Néanmoins, Camille a persévéré dans sa quête d’une expérience à l’étranger. La jeune femme intègre le groupe des Français au Nicaragua, destination dont la jungle luxuriante l’attire particulièrement. Dans l’espoir d’y trouver une offre d’emploi. Elle répond à une offre pour un poste en télétravail de commerciale dans une entreprise de voyage. Les missions étant réalisées uniquement en ligne, elle espère pouvoir les effectuer depuis l’étranger, comme une « digital nomade ». Embauchée depuis deux mois, elle doit néanmoins patienter pour s’envoler vers l’Amérique Centrale.
Car pour l’instant, Camille Deman ne reçoit pas encore d’argent pour son activité. L’agence de voyage où elle travaille ne rétribue ses collaborateurs qu’à partir du moment où ils ont vendu au moins trois prestations. Une fois ce seuil franchi, le salaire évolue en fonction du nombre de contrats signés. Mais la scientifique de formation n’est pas encore parvenue à atteindre le quota de ventes nécessaire.
A cause de cette situation économique précaire, elle réside chez ses parents à Valenciennes, dans le Nord. Elle, qui a déjà vécu dans 14 pays, vit péniblement ce retour à la maison. « J’ai l’impression d’avoir 18 ans. C’est le plus difficile, je suis dépendante de mes parents », déplore-t-elle. Au quotidien, cette situation est parfois désagréable. « Mon père me demande souvent quand est-ce que je vais gagner de l’argent ». Camille, elle, s’accroche à la perspective de rejoindre le Nicaragua une fois le seuil de contrats vendus franchi. Ses collègues dans l’agence y sont parvenus. Ils travaillent depuis les cenotes du Mexique, les parcs nationaux de la Côte d’Ivoire, ou les plaines du Canada. Un quotidien de voyage et nature dont elle rêve.
L’une des difficultés rencontrées par les nomades digitaux est la précarité liée à leur situation. Leurs revenus variant en permanence, il est impossible de se projeter financièrement dans l’avenir. Qu’ils soient auto-entrepreneurs ou avec un statut d’indépendants attachés à une entreprise comme Camille Deman. Pour poser les bases de ce nouveau quotidien, il faut faire preuve de patience. « Pour avoir des résultats, plusieurs mois sont nécessaires, ce fut le cas de mes partenaires », assure-t-elle. Selon elle, une rémunération inférieure à 500 euros lui permettrait de vivre en Amérique Latine. La Nordiste se donne au moins six mois pour parvenir à gagner un premier salaire. « Ça va être dur, mais j’espère y arriver ! », conclut-elle. Camille se projette au coeur de la riche biodiversité nicaraguayenne, elle se domicilie déjà à Managua (Nicaragua) sur ses réseaux sociaux.